- 87 - Philippe Perrenoud Professeur à l’Université de Genève Faculté de psycho

- 87 - Philippe Perrenoud Professeur à l’Université de Genève Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Suffit-il d’être expert pour former des experts ? Suffit-il d’être expert pour former des experts ? La question n’est pas nouvelle. Elle se pose chaque fois qu’une expertise émerge et prend assez de consistance pour qu’on se préoccupe de la pérenniser, au-delà des pionniers. Cela n’aboutit pas toujours à une scolarisation formelle, même si, de nos jours, la forme scolaire s’impose très souvent comme une forme privilégiée, voire comme la seule forme concevable de transmission d’une expertise. Quelle que soit la forme adoptée, la tentation existe de réinventer une pédagogie et une didactique à partir du sens commun. Les experts imaginent souvent qu’ils détiennent toutes les clés pour construire et animer des formations. Ils ignorent ou ne veulent pas savoir que les processus d’apprentissage sont des phénomènes complexes, qu’on ne maîtrise pas à l’aide de quelques idées simples. Cet article tente d’analyser les représentations qui sont au principe de cette “prétention”. Il ne fait aucun doute qu’un formateur doit avoir une certaine maîtrise de ce qu’il veut faire apprendre. Le degré d’expertise requis est cependant sujet à discussion, en particulier dans les formations de masse. Si seuls les titulaires de l’équipe nationale formaient de futurs footballeurs, la discipline s’éteindrait. L’expertise des formateurs est donc, sociologiquement, plutôt de “middle range”. Ils sont, c’est leur grandeur et parfois leur amertume, censés former des jeunes dont certains les dépasseront… Il faut donc quelque peu nuancer l’idée qu’une expertise très élevée est la condition nécessaire de l’enseignement Les meilleurs experts investissent rarement tout leur temps dans la formation. Ils ont ou pensent avoir mieux à faire. On salue la générosité d’artistes comme Menuhin ou de savants comme Charpak lorsqu’ils mettent un moment entre parenthèses leur travail de création ou de recherche pour s’intéresser à la formation ; mais s’ils le faisaient au détriment de leur art ou de leur science, on y verrait une forme de gaspillage d’un talent hors du commun. Autrement dit, dans notre imaginaire, il n’est pas souhaitable que les - 88 - Philippe Perrenoud praticiens les plus brillants “perdent leur temps à enseigner”. De là à croire que ceux qui enseignent ne sont pas les meilleurs dans leur discipline, le pas est vite franchi. Il l’est par les formateurs eux-mêmes, qui trouvent plus prestigieux de se présenter comme chercheurs, écrivains ou compositeurs que comme professeurs de physique, de littérature ou de musique… Chez un formateur efficace, la maîtrise des contenus enseignés se double en réalité d’une expertise d’un autre ordre, portant sur les processus d’enseignement et d’apprentissage. Encore faut-il qu’elle soit reconnue ! Les experts sont dans la place Dans de nombreux domaines, former des jeunes paraît une activité banale. Il semble suffisant d’être un praticien acceptable pour initier de nouveaux adeptes. Chevallard (1991) relevait que les parents les plus cultivés ne font pas une immense différence entre leur personnel de maison et les gens qui éduquent ou instruisent leurs enfants. Dans les deux cas, ils pensent qu’ils sauraient faire leur travail, peut-être même plus vite et plus efficacement. S’ils le délèguent, c’est qu’ils ont mieux à faire que le ménage ou l’éducation des enfants. Ils abandonnent ces tâches à d’autres non parce qu’elles leur paraissent difficiles, mais parce qu’ils les jugent ennuyeuses, subalternes. Ce qui est dit crûment à propos du travail ménager est dit avec les formes s’agissant du travail enseignant. N’oublions pas cependant que dans la Grèce antique, les pédagogues étaient des esclaves. Et ne croyons pas que ce mode de pensée est l’apanage de cadres arrogants. Cette représentation de la formation comme activité de sens commun est encore très fortement partagée dans notre société. Elle produit des profits de distinction inestimables pour les praticiens de haut niveau, qui “laissent” la formation à ceux qui “aiment cela” ou “y trouvent une compensation à leur relative médiocrité”. On trouve même des formules extrêmes faisant de l’incapacité d’enseigner, voire de communiquer, la marque du génie. Même dans le champ scolaire, l’émergence d’une discipline ne s’accompagne pas immédiatement d’une réflexion didactique spécifique. On la confie dans un premier temps à des experts censés avoir assez d’habileté et de bon sens pour partager “intelligemment” leur savoir avec des élèves ou des étudiants. C’est ainsi que l’informatique, discipline scolaire née avec la microinformatique, ne devint l’objet d’une “didactique de l’informatique” que progressivement, avec un décalage important par rapport à l’inscription de la discipline elle-même dans les programmes scolaires. On peut estimer pourtant que, du moins dans les pays francophones, l’idée d’associer une didactique spécifique à toute discipline d’enseignement est acquise pour l’enseignement obligatoire (Develay, 1995 ; Jonnaert et Laurin, 2001 ; Terrisse, 2001). Cela se traduit par des modules correspondants dans la formation des professeurs. C’est loin d’être aussi évident au lycée, en particulier dans les disciplines qui ne sont pas enseignées à - 89 - Suffit-il d’être expert pour former des experts ? l’école primaire ou au collège, comme l’économie, la philosophie, la psychologie ou les sciences sociales. Les didactiques correspondantes sont en train de se constituer. Dans le champ universitaire, qui voit naître fréquemment de nouvelles disciplines, ces dernières font rarement émerger des didactiques spécifiques. Même dans les disciplines académiques les plus instituées, il n’en existe guère. Certes, on se soucie partout, mais depuis peu, de développer une “pédagogie universitaire”, non par considération pour les sciences de l’éducation, mais en raison de l’ampleur des échecs et des abandons dans l’université de masse (Romainville, 2000). C’est un sujet de préoccupation sociale et économique, si bien qu’il apparaît désormais de bon sens de donner aux (nouveaux) enseignants universitaires un minimum de notions de base en matière de communication. On peut s’étonner qu’il faille expliquer à des chercheurs de haut niveau (leur dossier est censé en témoigner) comment faire des transparents lisibles jusqu’au fond d’un amphithéâtre, rédiger adéquatement des consignes ou des questions d’examen, corriger des épreuves ou animer un débat. Le monde est ainsi fait que la simple communication écrite ou orale ne fait pas l’objet d’une formation dans les cursus universitaires. On peut donc fabriquer sans le vouloir des “savants autistes” ou d’une grande maladresse dans la communication avec des gens qui ne sont pas à leur niveau. Il est donc parfaitement pertinent de proposer quelques conseils et savoir- faire élémentaires aux professeurs débutants. Cela ne débouche pas sur une réflexion didactique pointue, liée aux contenus spécifiques de leur enseignement. Seules les formations universitaires les plus professionnalisantes s’engagent, lentement, dans une réflexion sur la didactique professionnelle, par exemple en médecine, en administration des affaires, en soins infirmiers, en droit, en ingénierie. Dans le champ des formations professionnelles qui ne relèvent pas de l’enseignement supérieur, la réflexion pédagogique et didactique ne s’impose pas avec beaucoup plus d’évidence. Lorsqu’elle se développe, c’est en réponse à des résistances ou à un échec des actions de formation. Cela ne déclenche pas une ouverture spontanée aux sciences de l’éducation ou à la pensée pédagogique. On confie les formations à des experts du métier, à l’exception des “branches générales” attribuées à des enseignants de profil plus classique, mais souvent marginaux dans un lycée professionnel, plus encore dans une formation au sein d’une entreprise ou d’un réseau, par exemple celui des formations bancaires. C’est encore plus évident dans le domaine des sports ou des arts, lorsque ce ne sont pas des disciplines scolaires. Il existe des formations organisées, elles adoptent même souvent la forme scolaire. Toutes les fédérations sportives, tous les grands clubs organisent des “écoles”. Mais à qui confie-t-on les tâches de formation ? À des joueurs de bon niveau, bénéficiant parfois d’une expérience de coach, manifestant le désir de “former des jeunes” et ne s’y prenant pas trop mal. - 90 - Philippe Perrenoud Dans le champ artistique, la scolarisation est plus avancée et il existe un réseau d’écoles de musique, de danse, de théâtre, de cinéma, de photographie ou d’arts plastiques qui ne sont pas elles-mêmes, ou pas nécessairement, des lieux de production artistique, ni même l’émanation de tels lieux. Elles se soucient progressivement de former leurs enseignants, tout en les recrutant parmi les praticiens. Lorsque l’expertise atteint ses limites Dans notre société, le droit pénal sanctionne toute “pratique illégale de la médecine”, autrement dit toute pratique soignante qui n’est pas légitimée par un diplôme reconnu. Il y a cependant une tolérance : les gestes thérapeutiques les plus simples ne sont pas condamnables, en particulier s’ils sont bénévoles et ne peuvent mettre la santé en danger. S’agissant des actes thérapeutiques plus spécialisés et présentant des risques, la loi protège un monopole, celui de la corporation médicale. Il n’existe rien de comparable en matière éducative : chacun a le droit d’éduquer, de former autrui, à commencer par ses propres enfants ou ses employés. Il existe certes des statuts protégés, par exemple celui d’enseignant dans une école publique ou une université. Les formateurs d’adultes cherchent à faire reconnaître un statut équivalent dans le monde de l’entreprise. Les actions de formation sont toutefois si diffuses et si imbriquées à la uploads/s3/ perrenoud-suffit-il-d-etre-expert.pdf

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