G ALLIMAR D MARIELLE MACÉ STYLES Critique de nos formes de vie DU MÊME AUTEUR A

G ALLIMAR D MARIELLE MACÉ STYLES Critique de nos formes de vie DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Gallimard FAÇONS DE LIRE, MANIÈRES D’ÊTRE, coll. NRF essais, 2011. Chez d’autres éditeurs LE GENRE LITTÉRAIRE, Flammarion, coll. GF Corpus, 2004. LE TEMPS DE L’ESSAI. Histoire d’un genre en France au e siècle, Belin, coll. L’Extrême contemporain, 2006. Marielle Macé Styles Critique de nos formes de vie Gallimard Crédits photographiques : 9 :Photographiedel’auteur;55 :HenriCartier-Bresson/MagnumPhotos; 117: Daniele Tamagni ; 199: Fred Delangle ; 281: Lorenzo Giove. Macé, Marielle (1973-) Littérature : Philosophie et théorie : valeur, influence, effet. Sciences sociales : sociologie et anthropologie ; interaction sociale ; processus sociaux : culture et structures sociales. Philosophie : individu ; collectivité ; existence ; esthétisme. © Éditions Gallimard, 2016. « Le style ne prend pas de vacances » (Syracuse, Ortigia, 2009). Photographie de l’auteur. Chapitre premier POUR UNE « STYLISTIQUE DE L’EXISTENCE » Un’idea di stile : uno stilo ! Piantata nel cuore. (« J’ai une idée de style — un stylet ! — plan- tée dans le cœur. ») Pier Paolo P, Bestia da stile. L’être humain, cette « bête de style » : ni bête de somme, ni bête de scène (comme s’il était surtout expert en rôles, en scénographies ou en dissimulations), mais bête de style : expert en manières d’être, rivé à ses manières, libéré par ses manières, joué par ces manières, perdu par elles… Je crois qu’une vie est en effet inséparable de ses formes, de ses modalités, de ses régimes, de ses gestes, de ses façons, de ses allures… qui sont déjà des idées. Que pour un regard éthique, tout être est manière d’être. Et que le monde, tel que nous le partageons et lui donnons sens, ne se découpe pas seulement en individus, en classes ou en groupes, mais aussi en « styles », qui sont autant de phrasés du vivre. Mieux : qu’à certains égards il ne nous affecte et ne se laisse approprier qu’ainsi, animé de formes attirantes ou repous- santes, habitables ou inhabitables, c’est‑à-dire de formes qualifiées : pas simplement des formes mais des formes qui comptent, investies de valeurs et de raisons d’y tenir, de s’y tenir, et aussi bien de les combattre. C’est sur ce plan des formes de la vie que se formulent aujourd’hui beaucoup de nos attentes, de nos revendica- tions, et surtout de nos jugements. Une « forme de vie » en effet, c’est quelque chose que l’on juge, c’est même la seule chose que l’on s’accorde tous à juger : c’est tou- jours de formes de vie que l’on débat, et avec elles ce sont des idées complètes du vivre que l’on défend, que l’on accueille ou que l’on accuse. « Qui » l’on est s’y débat à la surface même de la vie sensible, à la surface du « comment » : comment on vit, comment on fait, comment on s’y prend pour vivre… Une forme de vie ne s’éprouve que sous l’espèce de l’engagement, là où toute existence, personnelle ou collective, risque son idée — non pas l’idée que l’on a d’elle, mais l’idée qu’elle est1. Vouloir défendre sa forme de vie, sans tapage, en la vivant, mais aussi savoir en douter et en exiger de tout autres, voilà à quoi l’histoire des terreurs et des espérances récentes a d’ailleurs redonné de la gravité2. Cela m’encourage à étendre le domaine des formes bien au-delà du champ de l’art, et à proposer la construction critique d’une véritable « stylistique de l’existence3 ». Viser une stylistique de l’existence suppose de s’intéresser sans préjugé à tout ce qu’engagent les variations formelles de la vie sur elle-même. Styles, manières, façons : voilà pourtant des mots aujourd’hui très simplifiés, et largement féti- chisés ; ce sont des mots-clés du marketing, à la fois agressifs et complaisants, hantant et même polluant le discours public — ruinant l’analyse lorsqu’ils intimident et excluent, lorsqu’ils caressent le narcissisme des individus pour leur vendre des « styles de vie » en même temps que des pro- duits, ou lorsqu’ils invitent chacun à se traiter soi-même comme une œuvre d’art, à « se distinguer » en faisant fond sur sa présumée singularité (increvable dandysme, qui étend ses violences et ses hâtes jusque dans une société d’égaux, ou plutôt d’égaux supposés…). Mais une stylis- tique de l’existence n’est pas une esthétisation du vivre, elle ne se superpose pas à une présentation de soi « en beau » ; non, une stylistique de l’existence est plus large, et surtout Styles 12 plus incertaine ; elle ne traite pas forcément de vies écla- tantes, triomphantes, d’apparences prisées ou de corps élé- gants ; elle dit que toute vie s’engage dans des formes, toutes sortes de formes, que l’on ne peut pas préjuger de leur sens, et qu’il faut donc s’y rendre vraiment attentif, sans savoir d’emblée ce qui s’y joue ni ce qu’elles voudront dire. Une stylistique de l’existence prend en charge, autre- ment dit, la question foncièrement ouverte, requérante, et toujours réengagée, du « comment » de la vie. On n’a donc pas tout dit lorsque l’on a dit « style » (ou « rythme », ou « façon de vivre », ou « manière d’être ») : l’enquête ne fait que commencer, et il est urgent de l’ouvrir car ce sont là parmi les termes les plus présents, mais aussi les plus ambi- valents, de notre culture commune. Avec ces mots, on dit en effet une chose et son contraire, on vise des objets dispersés, des désirs concurrents… Les prononcer, ce n’est jamais se rassembler autour de convic- tions partagées (comme si l’on s’entendait sur ce dont on parle), c’est entrer sur une scène de dispute où tout est tou- jours à décider, jusqu’aux questions que l’on veut poser, jusqu’aux réalités auxquelles on décide d’être vraiment attentif. Les expressions « formes de vie », « style de vie », « mode de vie », par exemple, doivent être par conséquent rouvertes, rendues à leur incertitude et à leur conflictualité, arrachées à leur statut de slogan, car il y entre une grande dispersion de valeurs, d’idées de la vie et de ce qui, dans ses formes, mérite qu’on y tienne ou qu’on y fasse attention. La question donc, d’emblée, se dédouble : « comment » sont les vies — quelles sont leurs reliefs, leurs agencements, « comme » quoi sont-elles ? Mais aussi : comment regarder ce « comment », comment en parler, lui faire droit, le juger ? Il ne s’agit pas seulement (même si c’est déjà beaucoup) de témoigner de ce qu’il y a toujours des formes à la vie, mais de réfléchir à tout ce qui se joue sur ce plan, sur cette arène : reconnaître les chances ou les idées de vies très divergentes que peuvent instituer les formes ; mesurer que cette ques- tion ouvre toujours une scène de dispute et d’engagements ; et favoriser les dispositifs sociaux qui sauront accroître la Pour une « stylistique de l’existence » 13 conscience que nous avons de cela 4. Ces enjeux méritent donc un vaste lexique, une pensée patiente et prête à se laisser surprendre, une attention réelle au pluriel des formes prises par l’existence, et une conscience vive des véritables conflits qu’ouvre le seul fait de ce à quoi l’on décide, au ras du sensible, de se rendre attentif. Ce livre se penche sur cette multitude, celle des enjeux si épars du « comment ». Je suis une spécialiste de litté- rature mais la littérature ne sera pas ici mon objet ; elle sera plutôt mon allié, mon guide même, à chaque fois qu’elle s’interroge sur le sens de telle ou telle forme du vivre (elle est très bonne à cela : c’est son souci, sa vertu). Et je veux sur ces sujets la faire d’emblée dialoguer avec les sciences sociales — la sociologie, l’anthropologie —, qui explorent justement ce terrain des façons-de, des manières-de, des allures et des gestes où nous nous enga- geons quotidiennement ; car je suis convaincue que la tâche consistant à qualifier ces formes, à les décrire avec justesse et à les traiter avec justice (à les traiter avec égards, mais aussi avec colère lorsque l’on veut y changer quelque chose), cette tâche est la responsabilité véritablement commune à la littérature et aux sciences sociales (qui en ce sens sont, les unes comme les autres, des « sciences du style »). * Commençons donc par rouvrir toutes grandes les portes du style, en faisant entrer de l’air et de l’imprévu dans notre rapport à ce que sont les formes, en restituant à leur incerti- tude et surtout à leur conflictualité des notions aujourd’hui confisquées, en tentant de conduire très au-delà, ou en deçà, des questions restreintes qui en constituent le fonds de commerce — la mode, le luxe, qui peuvent certes en partici- per mais qui ne l’épuisent pas, qui n’épuisent vraiment pas l’ampleur sociale et éthique des phénomènes ici engagés. Exit donc la fétichisation du style. Le mot ne saurait uploads/s3/ style-pdf.pdf

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