Des obsessions Il est une alchimie de la création artistique, un point de conjo
Des obsessions Il est une alchimie de la création artistique, un point de conjonction tout à fait particulier qui ne cesse de m’émouvoir. Ce point, ou plutôt cette ligne, est celle qui met à équidistance la matière, le cœur et la pratique. L’artiste compose avec des éléments qui lui préexistent, et dans un geste fou, d’une ambition démesurée, fait exister à l’orée d’une éternité incertaine ce dont nous nous étions pourtant bien passés depuis 200 000 ans. « L’art n’existe pas, il y a seulement des artistes », écrivait Ernst Gombrich pour ouvrir son Histoire de l’art. Quel écrivain n’a pas rêvé de commencer un livre avec une phrase si parfaitement universelle qui pose d’emblée les conditions de la lutte avec le réel ? La rencontre avec Martin Margiela a été l’occasion d’appréhender davantage encore la troublante valse des doutes et des engagements qui président à la création d’un corpus d’œuvres nouvelles. Quelle formidable opportunité pour une fondation dédiée à la production artistique, telle que Lafayette Anticipations se définit, de pouvoir accompagner une figure d’une telle importance ! Mission d’autant plus enthousiasmante qu’il s’agissait ici de suivre un créateur de mode dans un changement de production qu’il souhaitait radical : préparer une exposition dans laquelle seraient montrées des pièces qui n’auraient plus aucun lien avec la mode. Sans doute cette possible éclosion était-elle en germe depuis longtemps. La possibilité d’une exposition d’art commençait à peine à prendre corps alors que Martin Margiela venait tout juste de finir un travail colossal de rétrospective de son œuvre. La monographie, d’une rare beauté, était encore visible au Palais Galliera. Ce premier volet détaillait brillamment les vingt années de collections Femme de Maison Martin Margiela (1989-2009) quand un second volet, exposé au musée des Arts décoratifs, était lui consacré aux années Hermès (1992-2003). Paris redécouvrait alors l’éventail complet d’une œuvre sur le génie de laquelle tous s’accordent. La rétrospective dépliait des concepts inouïs de la fashion sphere, de nouveaux secrets cachés dans la doublure. Le catalogue accompagnant l’exposition est une somme raisonnée dans laquelle chaque défilé est consigné, décrit sans emphase, à la manière d’une main courante. Olivier Saillard, à l’initiative du projet (réalisé par Alexandre Samson), termine ainsi l’introduction : « Puisse cette exposition qui lui est consacrée faire naître de nouvelles ambitions, ouvrir d’autres chemins de création, de nouvelles destinées. » L’influence du créateur sur les générations futures est déjà indiscutable, mais l’auteur de l’introduction se doutait-il en écrivant ces lignes de leur signification double, proposant implicitement à Margiela lui-même l’ouverture de nouveaux chemins ? Dès les premières discussions, Martin Margiela insista beaucoup pour que rien ne se rapporte dorénavant au monde et aux esthétiques de la mode. La page avait été tournée dix ans auparavant, et les expositions récentes venaient clore le chapitre. Début 2019, une première présentation privée de ses pièces a été installée dans un appartement non loin de Lafayette Anticipations. Chris Dercon, en maître de cérémonie, présentait les œuvres comme le Bateleur du tarot de Marseille. Au long d’un discours qui prenait des formes de rituel, il sortait les pièces des cartons, faisait apparaître des images, déroulait des écrans, poussait des rideaux, posait des sculptures sur des socles vides. Au fil de nos conversations, nous comprenons que la figure du « montreur d’œuvre » est importante pour Martin Margiela. Cette incarnation rappelle implicitement que montrer, comme regarder, sont des gestes, des actes. Dans son texte, Friedrich Meschede décrit ce moment particulièrement intense pour le créateur. Quelques personnes ont ainsi pris connaissance d’un travail insoupçonné, mais cependant familier. Martin Margiela récupère des matériaux usagés, s’interroge sur l’image et sa reproduction, l’envers, le trompe-l’œil, montre les années 70, le corps, le désir, l’anonymat… Ces questionnements qui ont imprégné son travail étaient étalés là, sous nos yeux, mais cette fois-ci d’une manière inédite. Nous avons longtemps discuté de ces rémanences dans ses œuvres que nous avons qualifiées, faute de mieux, d’Obsessions. Pour composer avec l’injonction qu’il s’était donnée de ne rien faire qui se réfère à la mode, il lui a fallu un certain temps, et l’abandon de plusieurs projets, avant de prendre enfin conscience qu’il ne lui était pas nécessaire de s’inventer en artiste qu’il n’avait en réalité jamais cessé d’être. Les passerelles avec l’art contemporain jalonnent son univers à toutes les époques de sa pratique, non seulement dans ses réalisations, mais également dans sa posture, si particulière et longtemps décriée. Pour présenter la collection Printemps/Été 1990, Margiela présente un défilé sur un terrain vague situé passage Jousseaume dans le 20ème arrondissement de Paris. Des enfants turbulents jouent à traverser le catwalk et gênent le passage des mannequins. En 1947, Marcel Duchamp assure le commissariat de la deuxième exposition surréaliste à New York. Lors du vernissage auquel il n’assistera pas, comme toutes les expositions auxquelles il participait, il demande au fils de Sidney Janis et à ses camarades de jouer à la balle au milieu des invités et de répondre aux reproches éventuels des visiteurs par une innocente signature : « C’est monsieur Duchamp qui nous a dit qu’on pouvait jouer là. » Ce n’est pas tant l’absence qui fait office de griffe que ces manières adroitement irrévérencieuses de troubler les univers clos de la mode ou de l’art en laissant sourdre quelques ruissellements de vie par des fissures dans les convenances. Bien d’autres rapprochements ont été faits entre Martin Margiela et le grand Marcel, avec les ready-made auxquels les Réplica, vêtements trouvés et reproduits à l’identique par Margiela, font bien sûr un écho signifiant, mais tous deux partagent également une distance résolue avec le système. Cela se traduit chez Margiela par une régularité de l’absence qui construit un mystère d’autant plus puissant qu’il n’est pas le calcul d’une stratégie alternative de la célébrité. En ne se montrant pas, en refusant tout portrait ou interview, en réfutant le jeu de la personnification si cher au monde de la mode, Martin Margiela protège non seulement sa vie privée, mais aussi son attention singulière pour les choses simples, tant dans la relation humaine que dans les objets vers lesquels sa curiosité le conduit, tout ce que l’observation non distraite par les fastes permet de reconnaître au registre des beautés inopinées. Martin Margiela est un observateur infatigable. Chaque scène, chaque échange interpersonnel dont il est le témoin vient s’ajouter à son inventaire sensible des comportements auxquels ses créations, objets ou vêtements se proposent en miroir. Enfant, il passait beaucoup de temps dans le salon de son père, qui était barbier-coiffeur. Le rasage, la coiffure, tout prenait alors des allures de cérémonie de l’intime où les gestes et les vœux s’accordent. Durant les années 70, les hommes se montraient très soucieux de leur apparence. Ils demandaient volontiers des brushings, des mises en plis, des mèches… Peut-être que les questionnements sur le genre, sur l’emprunt d’attitudes sont nés ici, dans l’œil curieux d’un enfant patient. Beaucoup d’images encore témoignent de la permanence de ces fascinations obsédantes. La mode ne doit-elle pas une reconnaissance à la fille de la voisine du jeune Martin, qui fit un jour scandale en apparaissant les cheveux teints en rouge et plus courts que ceux de son fiancé ? Elle marchait pieds nus, portant avec négligence une robe de soirée années 20. Ce mot d’Obsession s’imposait de plus en plus dans nos discussions. Il rassemble beaucoup des thématiques qui traversent l’ensemble des œuvres présentées dans l’exposition produite par Lafayette Anticipations : les cheveux, l’épiderme, l’absence, la projection. Ce mot résonne pour moi avec une justesse particulière en pensant à Harald Szeemann. Après avoir été remercié de la Kunsthalle de Berne pour avoir commis l’exposition Live in Your Head: When Attitudes Become Form alors méprisée par la critique, le grand commissaire d’exposition avait conjuré cette injuste décision en créant un « musée des obsessions ». L’institution imaginaire a tenu sa première manifestation en 1974 avec l’exposition Grandfather: A Pioneer Like Us dans l’appartement de Szeemann à Berne. Il y présentait les objets, meubles et images récupérés dans le salon de coiffure de son grand père, un célèbre coiffeur hongrois engagé par la Maison royale et inventeur de l’appareil à faire des permanentes. 1 200 objets étaient méticuleusement présentés pour écrire une biographie implicite. C’est cette fascination pour les objets et leur capacité à induire des narrations aux entrées multiples qui se devine également chez Margiela. La coiffure est une référence persistante dans toute l’œuvre du créateur. Depuis le défilé Automne/Hiver 2000-2001, les cheveux sont un accessoire de dissimulation de l’identité, ou plutôt de mise en évidence du corps. Lors de ce défilé, les mannequins avaient les yeux cachés par une frange de cheveux artificiels teints dans la couleur exacte de leur véritable chevelure. Le réel et l’artifice jouent de concert pour que la présence de ces femmes se substitue à ce qui définirait leur identité : leur visage. Parmi les œuvres antérieures au projet de Lafayette Anticipations, un collage a occupé une place centrale dans nos échanges. Il s’agit d’une couverture modifiée d’un vieux numéro du magazine Jours de France où figure uploads/s3/ francoisquintin-obessions-martinmargiela-final.pdf
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- Publié le Jan 28, 2021
- Catégorie Creative Arts / Ar...
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