5 L'interprétation et les sciences de l'homme* 1 L'interprétation est-elle, en
5 L'interprétation et les sciences de l'homme* 1 L'interprétation est-elle, en un certain sens, essentielle à l'expli- cation dans les sciences de l'homme? L'idée que c'est le cas, qu'il y a inévitablement une dimension herméneutique dans les sciences de l'homme remonte à Dilthey. Mais la question a retrouvé récemment une actualité, par exemple dans l'œuvre de Gadamer1, dans l'interprétation de Freud par Ricœur2, et dans les écrits de Habermas3• L'interprétation, au sens de l'hem1éneutique, est la tentative de rendre clair l'objet étudié, de lui donner un sens. Cet objet doit donc être un texte, ou analogue à un texte, qui est, d'un certain point de vue, confus, incomplet, obscur, apparemment contradictoire - bref, *Interpretation and the Science of Man, Pllil. Papers, Il (1971). 1. Par exemple, H. G. Gadamer, Walrrllcit1111d Met/rode, Tübingen, 1960 (trad. franç. par- tielle, Vérité et nrftlrode, Paris, Le Seuil, 1976). 2. P. Ricœur, De l'i11terprétatio11, Paris, Le Seuil, 1965. 3. Par exemple, J. Habermas, Comrafssa11cr et itrtt!rrt (1968), Paris. Gallimard, 1976. 138 Les srieuœs humaines comme pratique d'une manière ou d'une autre, pas clair. L'interprétation vise à mettre au jour une cohérence ou un sens cachés. Cela veut dire que toute science qu'on peut appeler « herméneu- tique •>, même en un sens large, doit avoir affaire à une de ces formes embrouillées de signification. Essayons de clarifier un peu ce que cela implique. Il nous faut, en premier lieu, un objet ou un domaine d'objets, dont nous puissions parler en termes de cohérence ou d'incohérence, de sens ou de non-sens. Deuxièmement, nous devons être capables de faire une distinction, fùt-elle seulement relative, entre ce sens, ou cette cohérence, et son incarnation dans un type particulier de support ou de porteur de signi- fication. Sans cela, il serait radicalement impossible de clarifier ce qui est fragmentaire ou confus. L'idée même n'aurait aucun sens. Pour justifier nos interprétations, nous devons pouvoir énoncer des propo- sitions du genre : le sens confusément présent dans ce texte, ou dans cet analogue d'un texte, est clairement exprimé ici. Autrement dit, la signification est telle qu'elle admet plus d'une expression, et c'est pourquoi il doit être possible de distinguer entre signification et expression. J'ai précisé que cette distinction ne pouvait être que relative, parce qu'il y a des cas où on ne peut pas tracer une ligne claire, sans ambiguïté, non arbitraire, entre ce qui est exprimé et son expression. Il est vraisemblable de soutenir (et, je crois, convaincant, bien que je n'aie pas la place ici de le démontrer) qu'il est de la condition nor- male et fondamentale de l'expression significative que la synonymie exacte, ou équivalence des significations, soit une situation rare et spécifique à certains langages spécialisés ou à certains usages codifiés. Mais ce fait, s'il est exact (et je pense qu'ill'est), n'élimine pas la dis- tinction entre signification et expression. Même s'il est vrai qu'en un sens important une signification réexprimée dans un nouveau médium ne peut être considérée comme identique à sa première for- mulation, ceci n'implique en rien que nous ne puissions pas donner un sens au projet d'exprimer une signification d'une autre manière. Cela soulève bien sûr une question intéressante et difficile sur ce que L'interprétation et les sciences de l'homme 139 peut vouloir dire exprimer une signification de manière plus claire : qu'est-ce qui est clarifié, si l'équivalence n'est pas possible? Je compte revenir sur cette question en étudiant l'interprétation dans les sciences de l'homme. Donc, l'objet d'une science interprétative doit pouvoir être décrit en tennes de sens et de non-sens, de cohérence et d'incohé- rence, il doit admettre une distinction entre la signification et son expression. Il doit également satisfaire une troisième condition. Nous pouvons parler de sens ou de cohérence et de leurs differentes incarnations à propos de phénomènes tels que les structures de for- mations géologiques ou les cristaux de neige, c'est-à-dire des cas où la notion d'expression n'a pas d'emploi véritable. Ce qui manque dans ces cas est la notion du sujet à qui ces significations sont desti- nées. Sans un tel sujet, il n'y a qu'un choix arbitraire entre les cri- tères de l'identité et de la difference, entre les differentes formes de cohérence qui peuvent être identifiées dans une structure donnée, entre les differents domaines conceptuels où l'on peut situer cette structure. En revanche, avec un texte ou l'analogue d'un texte, nous essayons de rendre explicite le sens exprimé, ce qui veut dire exprimé par et pour un ou des sujets. La notion d'expression nous renvoie à celle de sujet. Comme nous le verrons, l'identification du sujet n'est en rien nécessairement évidente, ce peut être un problème des plus difficiles, touchant un domaine où les préjugés épistémolo- giques dominants peuvent nous rendre aveugles à la nature de notre objet d'étude. C'est ce qui s'est produit, comme je vais le montrer plus loin. De plus, l'identification d'un sujet ne nous assure pas d'une distinction claire et absolue entre signification et expression, comme nous l'avons vu plus haut. Mais toute distinction de ce genre, même relative, sera totalement arbitraire, inassignable, si elle ne se réfère pas à un sujet. L'objet d'une science interprétative doit donc avoir une significa- tion distinguable de son expression, par et pour un sujet. 140 Les sciences humaines comme pratique 2 Avant d'examiner de quelle manière, si c'est le cas, ces conditions sont réalisées dans les sciences de l'homme, je pense qu'il serait utile d'exposer plus clairement ce qui est impliqué dans cette question, pourquoi il importe que nous pensions que les sciences de l'homme sont herméneutiques ou non, bref ce qui est en jeu dans cette affaire. Il s'agit fondamentalement d'un problème épistémologique. Mais il est inséparable d'un problème ontologique et, par conséquent, il ne peut pas ne pas toucher à nos concepts de la science et de la méthode d'enquête appropriée. On pourrait dire que c'est un problème ontolo- gique qui a été débattu depuis le XVII" siècle, sous la forme de considé- rations épistémologiques qui sont apparues sans issue à certains. L'affaire peut être formulée ainsi: quels sont les critères de jugement d'une science herméneutique? Une interprétation réussie rend clair un sens présent au départ sous une forme confuse, fragmentaire, obscure. Mais comment sait-on que cette interprétation est correcte ? Sans doute parce qu'elle rend compte du sens du texte original: ce qui était étrange, déroutant, énigmatique, contradictoire ne l'est plus, on l'a expliqué. L'interprétation fait en permanence appel à notre compréhension du «langage» de l'expression, qui nous permet de voir que cette expression est curieuse, qu'elle est en contradiction avec telle autre, etc., et que ces difficultés sont dissipées quand le sens est exprimé d'une autre manière. Mais cet appel à notre compréhension semble inadéquat sur un point crucial. Que se passe-t-il si quelqu'un ne «voit» pas que notre interprétation convient, n'accepte pas notre lecture? Nous essayons de lui montrer comment elle rend compte du sens de ce qui était au départ non-sens ou sens partiel. Mais pour pouvoir nous suivre, il doit lire le langage original de la même façon que nous, reconnaître que ces expressions sont curieuses pour une certaine raison et, donc, être en train de chercher une solution à notre problème. S'il ne le fait pas, comment pouvons-nous réagir ? Il semble qu'on ne puisse répondre autrement qu'en insistant. Nous devons lui montrer, par l'exemple d'autres expressions, pourquoi cette expression doit être lue comme L'iutcrprhatilm et les scieuœs de l'hllmme 141 nous J'avons proposé. Mais pour que cette démarche réussisse, il faut qu'il nous suive dans notre lecture de ces autres expressions, et ainsi de suite, potentiellement à l'infini. Nous ne pouvons pas échapper ulti- mement à un appel à une compréhension commune des expressions ou du «langage •• examinés. Ceci est une façon de tenter d'exprimer ce qu'on a appelé le «cercle hern1éneutique••. Ce que nous cherchons à établir est une certaine lecture d'un texte ou d'expressions, et les justi- fications que nous donnons de cette lecture ne peuvent être que d'au- tres lectures. On peut également exprimer le cercle en tenues de rela- tions tout-partie: nous essayons d'établir une lecture de l'ensemble du texte, et nous nous appuyons pour cela sur des lectures d'expressions fragmentaires. Cependant, comme nous avons affaire à la significa- tion, à l'opération de rendre compte d'un sens, et que les expressions ont un sens ou non en relation avec d'autres expressions, les lectures d'expressions fragmentaires dépendent de celles d'autres expressions, et, en dernière instance, de la lecture de l'ensemble. Si on considère le cadre d'un débat contradictoire, comme nous avons commencé à le faire plus haut, nous ne pouvons convaincre un interlocuteur que s'il partage dans une certaine mesure notre compré- hension du langage concerné. Si ce n'est pas le cas, il n'y a aucun moyen de progresser par une argumentation rationnelle. Nous pou- vons tenter d'éveiller en lui ces intuitions, ou nous pouvons abandon- ner, l'argumentation ne nous fera pas progresser. Mais la situation du débat contradictoire peut bien sûr être transposée à mon propre juge- ment : si je uploads/s3/ taylor-interpre-tation-et-les-sciences-de-l-x27-homme.pdf
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- Publié le Mar 23, 2022
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