Université de Montréal La poïétique de l’ivresse Discours et pratiques modernes

Université de Montréal La poïétique de l’ivresse Discours et pratiques modernes interpellés par l’intoxication créatrice par François Lachance-Provençal Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques Faculté des arts et des sciences Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales en vue de l’obtention du grade de Philosophiæ Doctor (Ph. D.) en Histoire de l’art Décembre 2016 © François Lachance-Provençal, 2016 ii RÉSUMÉ Cette thèse s’intéresse à la présence opérante, dans plusieurs discours fondateurs du modernisme et dans certaines de ses pratiques, de l’ivresse comme concept, c’est-à-dire comme façon de penser la création artistique, ou comme méthode concrète d’intoxication permettant d’y accéder. Dans la première partie de la thèse, nous observons comment, au 19e siècle, les spéculations sur les états de conscience modifiés (alcool, opium, haschich, etc.) ont croisé les considérations poïétiques et esthétiques. Pour ce faire, nous mettons en rapport le développement d’un imaginaire de l’ivresse nourri de références à la peinture et des écrits sur la création artistique faisant bon accueil aux dérèglements psychophysiologiques. Afin de problématiser ce rapport de l’art et de l’ivresse qui est pour nous constitutif de l’esprit du modernisme, nous sollicitons les points de vue de quatre auteurs qui ont adopté une perspective physiologique sur l’art : Stendhal, Balzac, Baudelaire et Nietzsche. Notre traitement vise à préciser le développement d’une pensée de l’ivresse spécifique à chacun sans perdre de vue le contexte sociohistorique élargi dans lequel ils ont respectivement évolué. Il nous est ainsi possible de retracer l’émergence de la figure de l’artiste intoxiqué et d’en déterminer les résonances idéologiques. Dans la seconde partie de la thèse, nous observons les incidences de cette construction sur les pratiques artistiques elles-mêmes au cours du 20e siècle. En premier lieu, nous constatons les défis et les problèmes concrets qu’ont pu poser les états d’intoxication dans l’exercice du métier de peintre. Nous mettons ainsi à jour les raisons qui ont conduit les artistes des premières avant- gardes à tenir l’ivresse à distance. Nous nous intéressons ensuite à des peintres qui, à partir de l’entre-deux-guerres, ont plutôt recherché les états d’ivresse et développé des stratégies pour les exploiter à des fins créatrices : S.I. Witkiewicz, Josef Sima, André Masson, Jackson Pollock et Kazuo Shiraga. Nous remarquons d’abord que ces démarches tendent à se détacher d’un formalisme pictural rigoriste en accordant plutôt une fonction déterminante à l’empathie dans la création et dans la réception de l’œuvre d’art. Nous proposons ensuite de distinguer deux types d’expressions picturales de l’ivresse : l’une qui nécessite encore l’expédient de la figuration, l’autre qui s’appuie sur une mise en mouvement spontanée du corps de l’artiste. Les notions de iii trace et d’aura théorisées par Walter Benjamin nous permettent de rattacher ces deux façons de pratiquer l’ivresse à des manières d’envisager la création artistique à une époque marquée par le taylorisme ainsi que par les technologies de reproduction de l’image. Mots clés : Ivresse; intoxication; drogue; peinture; poïétique; esthétique; empathie; modernisme; automatisme; aura iv ABSTRACT This thesis examines the operating presence of intoxication as a concept in many of modernism’s founding discourses as well as in some of its practices. Intoxication is considered both as a way to understand artistic creation and as a chemically-induced state allowing artists to access a specific kind of creativity. The first part of the thesis shows how, in the 19th century, speculations about altered states of consciousness (alcohol, opium, hashish, etc.) intersected with poietic and aesthetic considerations. To demonstrate this, we link the development of an imaginary construct of intoxication that is filled with references to painting with writings on artistic creation that celebrate psychophysiological disorders. To support our hypothesis that the relationship linking art and intoxication is constitutive of the spirit of modernism we solicit the points of view of four writers who have adopted a physiological perspective on art: Stendhal, Balzac, Baudelaire and Nietzsche. Our aim is to elaborate notions of intoxication that are specific to each without losing sight of their respective sociohistorical contexts. By doing so, it becomes possible to delineate the emergence of the figure of the intoxicated artist and to analyze its ideological character. In the second part of the thesis, we observe the implications of this construct on artistic practices during the 20th century. We begin by attesting to the challenges and material difficulties which states of intoxication can pose to painters. We thereby identity reasons why artists from the early avant-gardes kept their distance from intoxication. We then turn to painters who, from the inter-war period on, instead sought states of intoxication and developed strategies to exploit them to creative ends: S.I. Witkiewicz, Josef Sima, André Masson, Jackson Pollock and Kazuo Shiraga. First, we observe how these processes tend to detach themselves from a rigorist pictorial formalism, granting instead a determining function to empathy in the creation as well as the reception of the artwork. We go on suggest two distinct types of pictorial expression of intoxication: one which still requires the expedient of figuration, the other which is grounded in a spontaneous involvement of the artist's body. The notions of trace and aura theorized by Walter Benjamin allow us to tie these two modes of practicing intoxication to ways of conceiving artistic creation during a period distinguished by Taylorism as well as by image reproduction technologies. v Keywords: Intoxication ; drunkenness ; drug ; painting ; poietics ; aesthetics ; empathy ; modernism ; automatism ; aura vi TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ .................................................................................................................................................... ii ABSTRACT .............................................................................................................................................. iv TABLE DES MATIÈRES ....................................................................................................................... vi LISTE DES FIGURES .............................................................................................................................. x REMERCIEMENTS ............................................................................................................................. xvii INTRODUCTION ..................................................................................................................................... 1 1 L’ivresse : esquisse taxonomique et distinctions préliminaires .......................................... 2 2 Traduire l’ivresse : la poïétique et l’empathie ..................................................................... 10 3 De la dynamique du psychophysiologique et du culturel .................................................. 15 4 L’ivresse et l’œuvre, l’ivresse à l’œuvre : entre les discours et les pratiques ................. 18 PARTIE I L’IVRESSE ET L’ŒUVRE CHAPITRE 1 Archéologie d’un concept : l’ivresse créative de l’Antiquité jusqu’à la fin du 18e siècle ............. 31 1.1 Altérités archaïques : possessions et expressions dionysiaques .................................... 31 1.2 L’enthousiasme et la peinture chez Platon ....................................................................... 34 1.3 Le rapport de l’ivresse à la création dans le Problème XXX.1 ....................................... 40 1.4 La Renaissance et l’invention d’une fureur picturale ...................................................... 45 1.5 Le 17e siècle anglais et la réévaluation de l’enthousiasme ............................................. 52 1.6 De la figure du peintre enthousiaste dans les discours poïétiques français .................. 57 1.7 L’imaginaire poïétique de l’Encyclopédie ........................................................................ 65 1.8 Dernières délibérations autour de la notion d’enthousiasme .......................................... 73 vii CHAPITRE 2 Le romantisme pictural et l’ivresse ....................................................................................................... 82 2.1 Rôles et fonctions de l’enthousiasme artistique chez Mme de Staël ............................. 83 2.2 Stendhal et la poïétique picturale de l’exaltation ............................................................. 87 2.2.1 Formation intellectuelle : idéologie et physiologie ................................................ 88 2.2.2 La peinture, source nouvelle de confrontation avec l’altérité .............................. 95 2.2.3 Les Salons de la Restauration, ou l’impossible présent de la peinture ............. 107 2.2.4 Stendhal et Delacroix : un rendez-vous (partiellement) manqué ....................... 115 CHAPITRE 3 Les intoxications de l’artiste moderne ............................................................................................... 122 3.1 Vapeurs d’alcool et de tabac : l’artiste de Juillet ........................................................... 122 3.2 L’économie poïétique de l’ivresse chez Balzac ............................................................. 130 3.2.1 De la dynamique de l’excès et de son rôle dans le schéma poïétique ............... 134 3.2.2 Pathologies poïétiques I : décentrements et dilapidations .................................. 140 3.2.3 Pathologies poïétiques II : concentration excessive et surinvestissement ........ 145 3.2.4 L’ébriété évaluée dans son rapport à la création artistique ................................ 149 3.2.5 Le café ou l’éloge de la dépense ............................................................................ 153 CHAPITRE 4 Après les débauches de l’imagination ................................................................................................ 158 4.1 Art et science à la rencontre du haschich ........................................................................ 161 4.2 Surface et profondeur : expressions artistiques de la drogue chez Baudelaire .......... 168 4.2.1 Haschich et modernisme : le cas Courbet .............................................................. 176 4.2.2 De l’autre côté du miroir : plonger derrière la surface lustrée des choses ......... 182 4.2.3 L’opium et l’enfance de l’art ................................................................................... 190 4.2.4 L’ouverture de Tannhäuser : prélude à une matinée d’ivresse ........................... 194 CHAPITRE 5 Évaluations des rapports postromantiques de l’art et de l’ivresse .................................................. 198 5.1 La naissance de la tragédie et la dualité féconde de l’art et de l’ivresse ................... 199 viii 5.2 La crise de Bayreuth : de l’ivresse dionysiaque aux intoxications romantiques ....... 204 5.3 Le dionysiaque, antidote inattendu au romantisme ....................................................... 214 5.4 Fonctionnement poïétique de l’ivresse ............................................................................ 218 5.5 Structure tragique de l’ivresse .......................................................................................... 222 5.6 Proximité de l’art et de l’ivresse : les représentations culturelles de la fin du siècle 231 PARTIE II L’IVRESSE À L’ŒUVRE CHAPITRE 6 La peinture à la rencontre de l’ivresse ................................................................................................ 240 6.1 Échos de la bohème parisienne : pour toute peinture, une ivresse .............................. 243 6.2 Au-delà des parallèles narco-esthétiques : lorsque l’avant-garde évite l’ivresse ...... 253 6.3 Art, ivresse et histoire selon S.I. Witkiewicz ................................................................. 258 6.3.1 La Forme Pure comme objectivation formelle de l’ivresse métaphysique ....... 264 6.3.2 La Forme Pure et le cours de l’histoire .................................................................. 271 6.3.3 La création artistique après la mort de l’art : simulations de Forme Pure uploads/s3/lachance-provencal-francois-2016-these.pdf

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