M. Casevitz Chronique d’étymologie 1. Méfiez-vous des étymologistes ! S’occuper
M. Casevitz Chronique d’étymologie 1. Méfiez-vous des étymologistes ! S’occuper d’étymologie est une aventure périlleuse. Il y faut du doigté, du tact, de la délicatesse. Parmi les dangers qu’on y rencontre, le piège de la forme n’est pas le moindre. Par exemple, qu’en latin calvus « chauve » soit formellement superposable au grec kalFov~ « beau » n’engage pas à soutenir que du même radical *calv- dérivaient selon les langues « calvitie » et « beauté ». L’étymologie (=science de l’étymon, de la vérité des mots) doit prendre en compte les significations des mots dans la langue et dans différentes langues, si l’on veut découvrir une vérité commune à différentes formes d’un mot dans différentes langues. Trouver une étymologie qui paraît évidente doit rendre prudent. Le cas du mot syncrétisme est un exemple qui nous paraît savoureux et jubilatoire. Si l’on consulte un récent et réputé Dictionnaire historique de la langue française, dû à A. Rey, M. Tomi, T Hordé et Ch. Tanet, dans l’édition enrichie par A. Rey et T. Hordé et parue à Paris en 1998, à l’article syncrétisme, on lit «… est emprunté au grec tardif sunkrêtismos, littéralement ‘union des Crétois’, d’où ‘alliance de deux parties opposées contre un ennemi commun’. Le mot est composé de sun ‘avec, ensemble’ et de krêtizein ‘agir en Crétois, être fourbe’, les Crétois ayant la réputation en Grèce ancienne d’être faux : ce verbe est dérivé de Krês, Krêtos, ‘Crétois’. » On admirera la confusion de la pensée : pour expliquer l’hostilité mutuelle que se manifesteraient les Crétois, on évoque la fourberie des insulaires et on passe à leur « fausseté », bref on ramasse en un tas douteux les traits de mauvaise réputation qui n’ont rien à voir avec l’objet de l’explication ! En fait le mot grec sugkrhtismov~ est attesté chez un seul auteur, relativement tardif ; c’est chez Plutarque qu’on le trouve, dans le De l’amour fraternel, 490 A-B : [Eti toivnun ejkei`no dei` mnhmoneuvein ejn tai`~ pro;~ tou;~ ajdelfou;~ diaforai`~ kai; fulavttein, to; toi`~ fivloi~ aujtw`n oJmilei`n kai; plhsiavzein tovte mavlista, feuvgein de; tou;~ ejcqrou;~ kai; mh; prosdevcesqai, mimouvmenon aujto; gou`n tou`to to; Krhtw`n, oi} pollavki~ stasiavzonte~ ajllhvloi~ kai; polemou`nte~ e[xwqen ejpiovntwn polemivwn dieluvonto kai; sunvistanto : kai; tou`t jh\n oJ kalouvmeno~ uJp j aujtw`n sugkrhtismov~. « Il faut encore se souvenir de cette règle et l’observer quand des différends surgissent entre frères : fréquenter des amis et les voir alors plus que jamais, mais éviter leurs ennemis et ne pas les recevoir, en suivant sur ce point l’exemple des Crétois qui, fréquemment en lutte les uns contre les autres, voire en guerre, se réconciliaient et se coalisaient quand un ennemi de l’intérieur les attaquait. C’était là ce qu’ils appelaient le syncrétisme. » [Texte établi et traduit par J. Dumortier, avec la collaboration de J. Defradas, Plutarque, Œuvres morales, tome VII 1, Paris, Les Belles Lettres (CUF), 1975. En note, l’éditeur indique : « Le mot grec sugkrhtismov~, qui est peut-être un hapax, est attribué ici aux Crétois. Le terme syncrétisme, dans son acception moderne, ne remonte qu’au 17ème siècle (Cotgrave, 1611). Il fut admis dans le dictionnaire de l’Académie en 1762.] Les trois autres attestations du mot grec sont tardives – elles datent du XVème siècle de notre ère - et corroborent les dires de Plutarque. Chez M. Apostolius, XV, 80 (Leutsch- Schneidewin, Corpus Paroemiographorum Graecorum, Göttingen, 1841, réimpr. Hildsheim, 1965, tome II, p. 647, on lit : Sugkrhtismo;n e[cei~ : ei[rhtai ejpi; tw`n di jajnavgkhn summavcwn ginomevnwn ajllhvloi~ : oiJ Krh`te~ ga;r kaq jeJautou;~ stasiavzonte~ o[te strato;n xeniko;n eJwvrwn ejpistrateuvonta th/` eJautw`n patrivdi, summacivan kai; oJmaicmivan hjspavzonto : o{per sugkrhtismo;~ ejklhvqh. « On a sugkrètismos : ç’a été dit pour ceux qui deviennent alliés les uns des autres par nécessité ; en effet les Crétois, qui se déchiraient les uns avec les autres, appréciaient, quand ils voyaient une armée étrangère s’attaquer à leur patrie, d’unir leurs forces et leurs armes, ce qui fut appelé sugkrètismos ‘union des Crétois’. » L’infinitif sugkrhtivsai est attesté par la Souda (s 1299 éd. Adler) qui le glose ainsi : ta; tw`n Krhtw`n fronh`sai « épouser les sentiments des Crétois ». L’Etymologicum Magnum (p. 732, éd. Kallierges, s.u. sugkrhtivsai) est plus prolixe : Sugkrhtivsai levgousin oiJ Krh`te~, o[tan e[xwqen aujtoi`~ gevnhtai povlemo~ : ejstasivazon ga;r ajeiv. Dokou`si de; prw`ton uJpo; JRwmaivwn doulwqh`nai kata; to;n Miqridatiko;n povlemon : ei|len de; th;n nh`son oJ klhqei;~ Krhtiko;~ dia; tou`to. « Les Crétois disent avoir fait l’union des Crétois quand il leur survient une guerre de l’extérieur ; car ils se déchiraient sans cesse. Il semble qu’ils aient été pour la première fois été soumis lors de la guerre de Mithridate ; celui qui fut appelé pour cela Crétois s’empara de l’île. » Revenons au bon sens : dans les langues modernes, le syncrétisme n’a rien à voir avec les Crétois. Il implique l’idée de mélange, de fusion. Certes, un linguiste de qualité, J. Wackernagel, examinant le mot à propos du « syncrétisme des cas », a semblé approuver et justifier Plutarque (Vorlesungen über Syntax, mit besonderer Berücksichtigung von Griechisch, lateinisch und deutsch, I, Bâle, 1920, p. 301-302) : selon lui, le mot ne pouvant être mis en rapport avec le verbe que son sens dans les langues modernes évoque, keravnnumi - car on aurait alors un dérivé en kra- , non en krè- -, il faudrait accepter l’explication donnée par Plutarque. Wackernagel rappelle aussi que les verbes dérivés de noms de peuple, tels eJllhnivzein et lakwnivzein, sont à la base de dérivés nominaux abstraits, tels eJllhnismo;~ et lakwnismo;~ : il suppose donc le verbe sugkrhtivzein (supposé par l’infinitif sugkrhtivsai) à la base de sugkrhtismov~. Mais les verbes du type ejllhnivzein ne paraissent pas fournir de base pour des composés (cf. P. Kretschmer- E. Locker, Rückläufiges Wörterbuch der griechischen Sprache, mit Ergänzungen von Georg Kisser, 3è. Tirage, Göttingen, 1977, p. 607-722). En fait, il ne faut pas perdre de vue le rapport de sens entre sugkrètismos et sugkerannumi « mélanger ». C’est ici qu’il faut mentionner un très bel article, vieux de plus de quarante ans et que les étymologistes des langues modernes ont ignoré constamment. Il est dû à Angel Pariente, un savant espagnol, et a paru dans Emerita, revista de linguistica y filologia clasicaI (37 – 1, 1969, « SUGKRHTISMOS », p. 317-321). En espagnol, comme en français, le mot sincretismo / syncrétisme, employé à l’origine dans le domaine religieux, puis philosophique, a servi en politique, en psychologie et en linguistique. Les dictionnaires étymologiques se sont souvent contentés de trouver un calque formel en grec ancien, où le mot n’a rien à voir avec le sens actuel du mot. Le Littré, prudent, indique que le mot vient du grec ‘avec’ et du verbe ‘mélanger’. Le Trésor de la langue française (tome 15, Paris, 1992) définit le mot comme « union de deux anciens ennemis contre une troisième personne » et parle à la fin de l’article d’un emprunt au grec sugkrhtismov~ « union de deux Crétois ». On pourrait multiplier les exemples (même l’article de l’Encyclopedia Universalis, tome 21, Paris, 1990, dû à D. Sabbatucci, essaie de montrer la continuité entre l’ancien mot grec et le syncrétisme moderne). Il nous semble avec Pariente que le sens du mot syncrétisme dans la langue moderne est en rapport originellement avec le verbe sugkeravnnumi « mélanger avec », et particulièrement avec l’adjectif verbal suvgkrato~ (avec alpha long) ; ajoutons que le raisonnement de Wackernagel manque de rigueur et s’apparente à un sophisme : en effet le verbe krhtivzw signifie seulement « parler comme un Crétois » (on le trouve chez Dion Chrysostome, auteur relativement tardif) ou « faire le Crétois » (c’est-à-dire, selon la réputation de ces insulaires, « mentir »). S’il avait fallu dire « unir les Crétois », on eût créé un composé dont l’un des termes eût appartenu , par exemple, à la famille de sullevgw ou de aJqroivzw, « réunir ». Le grec sugkrhtismov~ dérive certes de sugkrhtivzw, lui-même dérivé de (sun-) krato~, et le verbe qui signifie « mélanger, opérer une fusion » et qui, appartenant à la langue technique (philosophique), a, comme l’indique Pariente, une forme ionienne (l’alpha long ancien est passé à èta, sans revenir à alpha après rho, à la différence de l’attique), ce qui est fréquent dans la koinè ionienne-attique. Ainsi c’est le sens même du verbe sugkrhtivzw qui est en cause ; l’explication de Plutarque ne vaut que pour une union temporaire et accidentelle, alors que syncrétiser implique que les éléments réunis et fusionnés ne peuvent plus être ensuite distingués. La formation et le sens du mot syncrétisme s’opposent à l’explication de Plutarque, dont on peut se demander si l’auteur lui-même y ajoutait foi (qu’Érasme la reprenne dans une lettre à Mélanchton, citée dans l’article de D. Sabbatucci cité supra : aequum est nos quoque sugkrhtivzein ne prouve que la culture de l’humaniste). Il s’agit peut-être d’une étymologie à la manière de Platon et qui sert d’appui à une démonstration fondée, comme suppose Pariente, sur uploads/s3/ casevitz-michel-chronique-metis-syncretisme.pdf
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- Publié le Oct 26, 2021
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