LRDM -­‐ Le mollusque (Francis Ponge) 6 août 2011 -­‐ 1 -­‐ LE MOLLUSQUE Le mol

LRDM -­‐ Le mollusque (Francis Ponge) 6 août 2011 -­‐ 1 -­‐ LE MOLLUSQUE Le mollusque est un être – presque une – qualité. Il n’a pas besoin de charpente mais seulement d’un rempart, quelque chose comme la couleur dans le tube. La nature renonce ici à la présentation du plasma en forme. Elle montre seulement qu’elle y tient en l’abritant soigneusement, dans un écrin dont la face intérieure est la plus belle. Ce n’est donc pas un simple crachat, mais une réalité des plus précieuses. Le mollusque est doué d’une énergie puissante à se renfermer. Ce n’est à vrai dire qu’un muscle, un gond, un blount et sa porte. Le blount ayant sécrété la porte. Deux portes légèrement concaves constituent sa demeure entière. Première et dernière demeure. Il y loge jusqu’après sa mort. Rien à faire pour l’en tirer vivant. La moindre cellule du corps de l’homme tient ainsi, et avec cette force, à la parole, -­‐ et réciproquement. Mais parfois un autre être vient violer ce tombeau, lorsqu’il est bien fait, et s’y fixer à la place du constructeur défunt. C’est le cas du pagure. Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 1942 LRDM -­‐ Le mollusque (Francis Ponge) 6 août 2011 -­‐ 2 -­‐ Entre 1928 et 1932, voici Francis Ponge face à un être mou ; lui qui déteste la mollesse va – entre autres travaux, bien sûr -­‐ consacrer un texte au mollusque qui figurera dans le Parti pris des choses. On verra que derrière ce Mollusque vont se profiler des réflexions sur le texte lui-­‐même et sur son élaboration, sur l’art d’écrire, sur les rapports qu’entretiennent auteur, texte et lecteur, comme il est habituel avec Ponge. Mais si, comme on va le voir aussi, le mollusque n’est pas « un simple crachat », ce n’est pas non plus un simple prétexte : il s’agit bien, pour Ponge, d’évoquer cet être et d’en donner une image exacte. La disposition typographique n’est pas laissée au hasard : les textes de Ponge ne sont pas des calligrammes, certes, mais ils sont souvent présentés sur la page d’une façon significative. On voit ainsi que Le Mollusque est fait d’une succession, d’une accumulation de courts paragraphes de longueur inégale dont certains ne comportent qu’une phrase : on a l’impression qu’il s’agit d’approches successives assez lentes, ce qui est normal dans le cas du mollusque ; on pourrait aussi comparer ces courts paragraphes qui, peu à peu, définissent l’être de l’animal à ce qu’on appelle les stries d’accroissement de la coquille, lentement secrétée par le mollusque. On constate aussi que dans ce texte le registre de vocabulaire est très marqué par le lexique du bâtiment ; sans en faire un relevé exhaustif, on peut noter, bien sûr, charpente, rempart ; on aura ensuite, parfois répétés, les mots porte, gond, blount, loge, demeure, cellule, constructeur. Ce qui intéresse ici Ponge, c’est la façon dont le mollusque construit sa coquille ; il va s’en inspirer, par une sorte mimésis créatrice, pour construire une coquille de paroles ; parlant de son admiration pour Bach, Rameau, Malherbe, Horace, Mallarmé, Ponge dit, dans un autre texte du Parti pris des choses intitulé justement Notes pour un coquillage, que sa prédilection va aux écrivains « parce que leur monument est fait de la véritable sécrétion commune du mollusque homme, de la chose la plus proportionnée et conditionnée à son corps, et cependant la plus différente de sa forme que l’on puisse concevoir : je veux dire la PAROLE ». On peut aussi se référer au texte Escargots, dans le même recueil. Il est donc difficile de définir le mollusque, cet être qui n’a d’autre forme que celle que lui donne la coquille qu’il sécrète. Le texte commence pourtant sur un ton très assuré, presque didactique : « Le mollusque est » ; nous attendons une définition de type encyclopédique, et nous tombons sur une tautologie : « Le mollusque est un être » -­‐ un peu ( et toute proportion gardée !) comme Dieu dit « Sum qui sum », « je suis celui qui est ». On attend un adjectif qui ne vient pas : « Le mollusque est un être-­‐presque une-­‐qualité » : du point de vue aristotélicien, c’est une sorte de monstre, dont l’être se confond avec sa seule qualité, le fait d’être mou. Ponge s’amuse probablement aussi à parodier ici certaines définitions philosophiques du type des définitions heideggériennes en mettant en italique, avec des traits d’union, le « être-­‐presque une-­‐qualité », comme on dit, dans les traductions françaises en tout cas, « l’homme est un être-­‐pour-­‐la-­‐mort ». Ponge ne ménage généralement pas les philosophes : « Je préfère La Fontaine – la moindre fable – à Schopenhauer ou Hegel », déclare-­‐t-­‐il dans Pages bis, V. Du point de vue rythmique, on constate un net ralentissement de la phrase ; après le ton décidé et doctoral du début, l’énergie retombe avec la reprise de la gutturale sourde [k] dans presque et dans qualité : « presque une qualité », gutturale sourde déjà présente dans mollusque. « Il n’a pas besoin de charpente, mais seulement d’un rempart ». Ponge est très attentif à la structure même des mots ; or les mots charpente et rempart s’opposent non seulement par leur sens – la charpente est interne alors que le rempart est évidemment extérieur à ce qu’il délimite – , mais LRDM -­‐ Le mollusque (Francis Ponge) 6 août 2011 -­‐ 3 -­‐ aussi par leur constitution : la transcription en Alphabet Phonétique International (API) fait apparaître une inversion des phonèmes : ∫arpα̃t rα̃par Le mot rempart, enfermé entre ses deux « r », évoque en outre, par homophonie, le verbe ramper ; « rampart » (comme on dit de quelqu’un qui traîne que c’est un traînard), mot aussi péjoratif qu’imaginaire, dit bien ce mépris, voire ce dégoût qu’on éprouve généralement à l’égard du mollusque, dégoût qu’on retrouve un peu plus loin avec l’évocation du crachat. Il ne s’agit donc pas d’écrire un texte charpenté sur le mollusque, ce serait trahir, en quelque sorte, l’invertébré dont on parle et qui, pas plus que le texte qui lui est consacré, n’a besoin de charpente : le texte lui-­‐même va donc constituer un rempart, Ponge tente de circonscrire son Mollusque à l’intérieur d’un certain nombre de phrases qui sont au concept ce que la coquille est à l’animal. C’est bien pourquoi le second paragraphe commence par « La nature renonce ici à la présentation du plasma en forme » : non pas aveu d’impuissance mais intention délibérée. Car aucune présentation en forme, c’est-­‐à-­‐dire selon les règles de la rhétorique, ne conviendrait ici : « une rhétorique par objet » est un principe pongien. L’auteur, en outre, se substitue plaisamment à la nature créatrice, à la natura naturans, mais aussi à la nature maternelle, pleine de bienveillance pour un de ses enfants disgraciés : « Elle montre seulement qu’elle y tient en l’abritant soigneusement ». Mais revenons un instant à la fin du premier paragraphe, à la formule « quelque chose comme la couleur dans le tube ». Le « quelque chose » renvoie à une sorte de caractère indéfinissable du mollusque : c’est « une certaine chose », on ne peut en dire plus ; notons d’ailleurs qu’être, plasma, réalité, qui sont censés désigner le mollusque, ne sont guère plus précis – plasma moins que les autres, malgré son allure scientifique, puisqu’il ne désigne étymologiquement qu’une pâte qu’on façonne, une sorte de gelée. Mais « quelque chose comme », en français courant, sert aussi à introduire une comparaison qu’on sait approximative : le mollusque est « un peu comme » la couleur dans le tube ; il s’agit, bien sûr, de la pâte colorée qu’utilise le peintre, gouache ou huile, qui n’a d’autre forme que celle que lui donne le tube qui la contient et dont, notons-­‐le, l’être se réduit presque à une seule qualité : le rouge est rouge, qu’en dire d’autre ? Mais Ponge sait aussi, car son goût pour les sciences naturelles est connu, que certains mollusques habitent des tubes qu’ils sécrètent et sont nommés, pour cette raison, tubicoles. Son texte évoque d’ailleurs, outre les tubicoles, les mollusques monovalves (« la porte ») et bivalves (« deux portes ») : souci de vérité, souhait d’exhaustivité. Revenons à la nature ; elle tient donc au mollusque en un double sens de tenir à : elle le considère comme précieux et elle y adhère fortement. Le même jeu sur l’expression se retrouve un peu plus loin : « La moindre cellule du corps de l’homme tient ainsi, et avec cette force, à la parole » ; LRDM -­‐ Le mollusque (Francis Ponge) 6 août 2011 -­‐ 4 -­‐ de la même façon, le mollusque tient à sa coquille : « Rien à faire pour l’en tirer vivant ». Ainsi l’artiste, nous le verrons, tient-­‐il à son œuvre. La sollicitude de la nature à l’égard du mollusque l’a conduite à doter celui-­‐ci d’un écrin paradoxal, dont « uploads/s3/ francis-ponge-le-mollusque.pdf

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