1 LES FRICHES CULTURELLES D’HIER À AUJOURD’HUI : ENTRE FABRIQUES D’ART ET DÉMAR

1 LES FRICHES CULTURELLES D’HIER À AUJOURD’HUI : ENTRE FABRIQUES D’ART ET DÉMARCHES ARTISTIQUES PARTAGÉES * Philippe HENRY Janvier 2013 Résumé La revitalisation de bâtiments industriels et commerciaux délaissés en espaces de projets artistiques et culturels est récemment devenu un enjeu d’aménagement local. Ces espaces peuvent désormais se situer assez loin des premières expériences de friches culturelles, apparues en Europe dès la fin des années 1970. Héritières des formes de contestation sociale et politique de cette époque, celles-ci se sont longtemps voulues exemplaires d’une circulation entre processus artistiques et autres dimensions de la vie sociale. Les équipes artistiques qui gèrent aujourd’hui de tels espaces ne se réclament pas toutes de cette dynamique historique. Elles se trouvent plus nettement confrontées à une tension croissante entre, d’une part, leur volonté d’être ou de rester des lieux d’expérimentation et de présentation artistiques, au sein de filières qui se sont fortement professionnalisées, et, d’autre part, leur désir – très variable selon les cas – de prise en compte des préoccupations identitaires et culturelles des personnes vivant dans leur territoire de proximité. Abstract The revitalizing of abandoned industrial or commercial buildings transformed into spaces dedicated to artistic and cultural projects has recently become a stake in local development. Those spaces can be located rather far from where the cultural factories were first experimented, that is to say in Europe by the end of 1970s. As the heirs of the forms of social and political contest of the time, they have long wanted to exemplify the circulation between artistic processes and other aspects of social life. Today’s artistic teams that manage such places do not yet all claim to have their roots in that historical process. They are more clearly confronted with an increasing tension between, on the one hand, their will to be or remain places where experiments are made and artistic works shown within sectors that have become strongly professionalized, and on the other hand the desire they have, which can greatly vary, to take into account the search for identity and culture of the people living in the area where they are established. UNE HISTOIRE DÉSORMAIS PLUS QUE TRENTENAIRE Expérimenter de nouvelles démarches artistiques et culturelles La réappropriation par des groupes d’artistes ou des porteurs de projets culturels de bâtiments industriels délaissés, souvent situés en périphérie de centres urbains, est un phénomène initialement apparu à partir des années 1970 dans le Nord de l’Europe, pour concerner la France surtout depuis le milieu des années 1980. Dans la mesure où la présente étude porte avant tout sur une analyse problématisée de ces démarches dans le contexte français et pour la période entre fin du 20ème et début du 21ème siècles, nous emploierons le terme de « friches culturelles » qui y a prévalu pour désigner de façon générique ces aventures, pourtant à chaque fois singulières. Dans les pays du Nord de l’Europe et toujours en lien avec le passé des espaces reconvertis, on trouve * Cet article est la reprise, revue et augmentée de nouveaux cas, de la première partie du Rapport de synthèse déjà écrite par l’auteur en avril 2010 pour la tâche “Identification des spécificités des bâtiments en friche recyclés en espaces de projets artistiques et culturels”, dans le cadre du projet CPER 2008-2009 Haute-Normandie « La friche, cadre d’une aventure culturelle et espace urbain polyvalent et durable ». 2 plutôt le terme de « fabrique » (factory, Fabrik) diversement associé aux vocables art ou culture, une terminologie qui tend d’ailleurs depuis peu à se développer en France et que nous utiliserons donc également dans notre propos. Héritières des formes de contestation sociale et politique de ces années 1970 et influencées par les mouvements de contre-culture qui leur sont associés, les premières friches culturelles sont en tout cas exemplaires d’une volonté de se distinguer de la conception des pratiques artistiques qui domine à l’époque dans les équipements artistiques et les mondes institués de l’art. À une très forte centration sur l’originalité de l’œuvre d’art et l’autonomie de l’artiste professionnel, s’oppose ainsi une volonté de circulation plus affirmée et réciproque entre processus artistiques et autres dimensions de la vie sociale (Henry, 2010). Selon des choix pragmatiques divers depuis l’ouverture du Melkweg à Amsterdam en 1970, l’installation de praticiens artistiques et culturels à la ufaFabrik de Berlin dès 1979, au Confort Moderne à Poitiers à partir de 1985 ou à L’Usine à Genève depuis 1988 illustrent clairement ce phénomène (Raffin, 2007). Le développement des friches culturelles coïncide aussi avec le basculement de nos sociétés vers un nouveau régime général de développement, où les productions culturelles jouent un rôle de plus en plus déterminant (Warnier, 1999 ; Mattelart, 2007). Face à la puissance pour partie uniformisante des industries culturelles, les friches représentent, dès leur ouverture, une revendication de « diversité culturelle » qui va devenir bientôt une préoccupation générale de nos sociétés. Dans ces premiers lieux, il est au moins toujours question d’expérimenter de nouvelles modalités d’inscription de l’art dans la société et d’explorer de nouvelles esthétiques. Tout au long des années 1980 et surtout 1990, ces initiatives vont développer – en interne et dans le rapport à leur environnement – une véritable esthétique de la coopération artistique et culturelle, fondée sur l’horizon d’une relation plus symétrique entre acteurs porteurs d’altérité (en particulier culturelle et sociale) les uns vis-à-vis des autres. En France, on assiste à un triple mouvement. Les membres les plus actifs des friches culturelles se professionnalisent, assimilant à leur manière – toujours quelque peu décalée – les conventions et les modes de fonctionnement de mondes de l’art qui se développent, se structurent et se hiérarchisent au même moment (pour le spectacle vivant non musical, voir : Abirached, 2005 ; Henry, 2009). Dans une succession ininterrompue de projets, le plus souvent limités dans leur durée, une multiplicité d’actions, de dispositifs, de mises en relation très diverses entre artistes et non artistes se trouve expérimentée. Cette logique de projets permet de maintenir une place et une attention réelles pour les pratiques des amateurs ou des non professionnels de l’art, en particulier quand leurs motivations culturelles viennent croiser des envies plus précisément artistiques. De Culture Commune mise en place sur un ancien site minier à Loos-en-Gohelle (1990), à Système Friche Théâtre s’installant sur celui de la Seita dans le quartier de la Belle de Mai à Marseille (1992), jusqu’au TNT ouvrant dans ce qui fut une manufacture de chaussures à Bordeaux (1998 - 2012) ou Mains d’œuvres investissant un établissement délaissé d’activité sportive et sociale de l’équipementier Valeo à Saint-Ouen (1999), les exemples abondent en France de cette seconde période. Toute une palette de situations est néanmoins perceptible, de l’opportunité donnée à une équipe porteuse d’un projet artistique de s’installer dans un lieu qui a surtout l’avantage d’être disponible (TNT) jusqu’au sauvetage d’un espace patrimonial voué à la destruction et qui devient support d’un projet de développement pour tout un territoire (Culture Commune). De même, on peut avoir affaire à un bâtiment non inscrit dans un périmètre de rénovation urbaine (Mains d’œuvres) ou, au contraire, partie prenante d’une requalification de grande ampleur (Friche la Belle de Mai). Tous ces lieux s’inspirent encore très largement de la conception fondatrice d’une autre façon de faire de l’art. Ils sont imprégnés par l’idée d’envisager de manière plus interactive et symétrique les rapports entre l’art, les populations et leurs territoires de vie, même si cette visée comporte une part d’idéal dont il faut évaluer les possibilités effectives et les réalisations. D’un autre côté, les enjeux propres aux porteurs de projets, les nouvelles générations qui cherchent d’abord à construire leur propre parcours professionnel, les fortes évolutions contextuelles aboutissent à de très nets changements d’attitude et de fonctionnement. Ainsi et à côté de positionnements plus idéologiques, sont désormais centraux les nécessités de survie économique ou d’existence 3 institutionnelle, tout autant que les besoins de reconnaissance sociale. La volonté d’investir une friche comme espace d’abord destiné au travail artistique est très marquée en France. Ce choix n’exclut pourtant pas que la morphologie des lieux ou leur environnement spatial et social nourrissent, en retour, le projet initial et conduisent à des propositions esthétiques singulières. Les quatre cas qu’on vient de citer illustrent cette tension permanente – et l’ajustement constant – entre projets artistiques particuliers et réalité du contexte proximal de chaque friche culturelle. Ces véritables espaces de projets restent marqués par une très grande précarité socio- économique. Celle-ci résulte, pour une large part, de leur difficulté à mieux faire reconnaître leurs apports spécifiques au développement artistique et culturel – au plan local, comme sur un plan plus élargi – en complément des établissements artistiques et culturels et des politiques culturelles publiques déjà en place. De ce point de vue, le contexte français, où les politiques publiques en matière d’art sont encore très largement dominées par le double thème de l’excellence artistique et de l’accessibilité du plus grand nombre aux œuvres d’art produites par des professionnels, signale la marge très étroite de viabilité symbolique et économique pour les expériences de friche culturelle. Des aides uploads/s3/ friches-culturelles-d-x27-hier-a-aujourd-x27-hui.pdf

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