Fuir le canon Violeta Nigro-Giunta Sujet Qu’est-ce que le canon? Pour les arts
Fuir le canon Violeta Nigro-Giunta Sujet Qu’est-ce que le canon? Pour les arts plastiques et la littérature, il fait référence à un ensemble d’œuvres dites « canoniques », c’est-à-dire jugés exemplaires. Mais le canon fait aussi référence aux grands noms de l’histoire de chaque discipline. Selon son étymologie, le canon est un terme grec qui fait référence à un élément de mesure physique ; une règle pour fabriquer des objets « canoniques »1. En musique, où le concept s’incorporera plus tard, le canon est aussi un répertoire d’œuvres et l’ensemble des grands compositeurs. Parler du « canon » pose des problèmes pour tous – les études littéraires, artistiques, musicales. Les processus qui construisent le canon sont liés à des enjeux sociaux, idéologiques, économiques. Dans le cas de la musique, par exemple, les compositeurs jugés « canoniques » sont tous des hommes occidentaux, et toutes leurs compositions ne sont pas jugés canoniques. En musique, on y trouve une autre difficulté : même si les œuvres sont fixés dans la partition, ils sont liés à une interprétation évanescente, ce qui nous amène à des questions autour des interprétations « canoniques », plus ou moins fidèles à la partition, plus ou moins « authentiques »2. Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ? On peut approcher la réponse par plusieurs biais. Les travaux de Lydia Goehr situent l’origine du concept d’œuvre autour de 1800, tandis que ceux de Harry White le situent au 16ème siècle3. Néanmoins, pour les deux chercheurs, le concept d’œuvre est un objet historiquement construit et conceptualisé. Moins préoccupées par l’origine du concept, les avant-gardes musicales du 20ème siècle problématiseront la notion d’œuvre jusqu’à la nier. Peut-on parler encore de l’existence d’un canon sans œuvres ? Dans ce travail, je propose l’étude de quelques enjeux des différentes définitions et postures théoriques autour du « canon ». Pour cela, je vais d’abord m’appuyer sur le 1 Décrit dans la philosophie d’Euclid, voir LEVIN Flora R., “Unity in Euclid’s ‘Sectio Canonis’, Hermes, 118 Bd., H. 4, 1990, pp. 430-443. 2 Pour le rapports entre « authenticité », « authorité » et « tradition » dans les interprétations dites historiquement authentiques, voir TARUSKIN Richard, « Tradition and Authority », Early Music, XX/2, May, 1992, pp. 311-325. Selon lui, les interprétations « historiques » seraient plus authentiques puisque ils représentent des valeurs plus modernes : revivre le passé c’est une préoccupation actuelle. 3 Comme explique Willem Erauw dans “Canon Formation: Some More Reflections on Lydia Goehr’s Imaginary Museum of Musical Works”, Acta Musicologica, CXX, Jul.-Dec., 1998, pp. 109-115. compte-rendu de la discussion tenue sur le canon musical pendant le 16ème congrès de l’IMS (International Musicological Society)4. Ensuite, j’aborderai quelques problèmes qui n’y auront pas été mentionnés, particulièrement celles qui touchent la question de l’œuvre. Enfin, je m’interrogerai sur l’intérêt d’une « idée » de canon aujourd’hui. Peut- on encore parler d’œuvres canoniques au 20ème siècle ? Le concept de « canon », permet- il de mieux expliquer les phénomènes musicaux actuels ? Et pour lesquels ? Au-delà d’une étude historique et politique autour de la conformation des canons, l’idée du canon, permet-elle d’étudier le présent ? Réponse Dans le 16ème congrès de l’IMS (International Musicology Society), trois musicologues se lancent dans une discussion autour du canon musical. La session d’études s’intitulant Repertory and Canon : The Dynamics of Canon Formation, 1700- 18705, montre déjà les rapports entre canon et répertoire. Les musicologues présents sont William Weber, Christoph-Hellmut Mahling et James Parakilas. Lydia Goehr modère la session. Les principaux thèmes abordés sont les suivants: les rapports entre répertoire et canon, les rapports entre canon en musique et canon dans les autres arts, et la différence entre les approches politiques et historiques du canon. Voici les réponses fournies par les auteurs qui participent à la session d’étude ainsi que par d’autres chercheurs. Contre-sujet Les auteurs qui établissent un lien direct entre l’évolution du répertoire et du canon sont nombreux. Chez ces auteurs, William Weber6 précise qu’il n’existe pas un accord pour affirmer l’utilité du concept de « canon », et puisque les études dans le sujet sont encore trop récentes, il faudra pour le moment se consacrer à l’étude du répertoire. James Parakilas7 montre l’importance de l’enseignement musicale, notamment dans la 4 WEBER William, “Study Session 16: Repertory and Canon: The dynamics of canon formation, 1700-1870”, in Musicology and Sister Disciplines. Past, Present, Future. Proceedings of the 16th International Congress of the International Musicological Society, London, 1997, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp. 498-501. 5 WEBER William, “Study Session 16: Repertory and Canon: The dynamics of canon formation, 1700-1870”, in Musicology and Sister Disciplines. Past, Present, Future. Proceedings of the 16th International Congress of the International Musicological Society, London, 1997, Oxford University Press, Oxford, 2001, pp. 498-501. 6 Idem. 7 Idem. pédagogie pour piano entre 1780 et 1880 dans la fabrication d’un répertoire « canonique ». Dans cette interaction mutuelle entre canon et répertoire, Christoph Mahling8 révèle que la fabrication d’un répertoire particulier peut engendrer un canon, mais que les canons déterminent aussi les caractéristiques d’un répertoire. Par contre, pour lui, la différence entre répertoire et canon réside dans le fait que ce dernier est lié à un jugement de valeur en accord avec des normes esthétiques. Joseph Kerman9 déclare, dans un article polémique, qu’en musique, le canon est le répertoire. Il précise que le canon est une idée, et le répertoire, un plan d’action. En prenant l’histoire comme point de départ, il explique que, avant la fixation écrite de la musique au 19ème siècle, il y avait un canon oral, un répertoire qui se répandait à travers les interprétations. À partir du 1800, la définition du canon musical se rapproche de celle des autres arts : des nouvelles musiques s’ajoutent au répertoire sans chasser les précédentes et les partitions deviennent des textes. Pour Kerman, les répertoires sont construits par les interprètes tandis que les canons par le jugement des critiques et des théoriciens. William Weber prend une position contraire à celle de Kerman, dans son article sur les origines du canon musical au 18ème siècle10. Il soutient que ce sont les répertoires qui génèrent et déterminent les canons. En prenant la musique des cathédrales et la tradition des festivals du répertoire anglais, il postule que le canon n’a pas une base intellectuelle (comme l’affirme Kerman), et que ses origines se trouvent dans la pratique, en continuité avec le passé. En ce qui concerne le canon musical par rapport aux canons dans les autres arts, il a été déjà établi que la musique fait un cas particulier. Comme expliqua Weber, si le canon est un mot qui désigne une hiérarchie des classiques des arts et des lettres, dans le cas de la musique, il désigne un répertoire. Pourtant, on y trouve des points en commun. Les canons gardent toujours du pouvoir, comme observe Citron11, et les débats qui mettent en cause l’idée de canon sont similaires: les canons, non pas comme une image 8 WEBER William, “Study Session 16: Repertory and Canon: The dynamics of canon formation, 1700-1870”, in Musicology and Sister Disciplines. Past, Present, Future. Proceedings of the 16th International Congress of the International Musicological Society, London, 1997, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp. 498-501. 9 KERMAN Joseph, “A Few Canonic Variations”, Critical Inquiry, X/1, Sep. 1983, pp. 107-125. 10 WEBER William, “The Eighteenth-Century Origins of the Musical Canon”, Journal of the Royal Musical Association, Vol. 114, No. 1, 1989, pp. 6-17. 11 CITRON Marcia J., “Gender, Professionalism and the Musical Canon”, The Journal of Musicology, VIII/1, Winter, 1990, pp. 102- 117. du consensus social, mais considérés à partir des structures de pouvoir qu’ils reflètent, affirment et perpétuent, des intérêts auxquels ils répondent, et tout ce qu’ils ont exclue. Ces questions seront posées surtout par les critiques féministes et marxistes, qui cherchent à dévoiler le lien entre canonicité et les structures d’oppression. Par rapport à la différence entre les approches politiques et historiques du canon, Lydia Goehr12 remarque une prépondérance de la tendance historique. Elle propose un questionnement, du point de vue politique, sur les points communs entre les œuvres elles- mêmes qui sont jugées «exemplaires» et forment un canon. Pour Goehr, il est impératif de confronter l’idée d’un canon qui a été historiquement significatif par rapport à l’ordre social, avec l’idée contemporaine du canon comme synonyme d’ordre social. Divertissements Parmi les problèmes provoqués par l’idée de canon qui n’ont pas été mentionnées dans la « session d’étude » à l’IMS, je voudrais en traiter deux : les questionnements sur la construction des canons, et la construction du concept d’œuvre. Dans son article, « Ethnomusicology’s Challenge to the Canon; the Canon’s Challenge to Ethnomusicology”, Philip Bohlman13 examine la transformation du champ musicologique à partir de l’émergence de la ethnomusicologie : discipline qui cherche à savoir comment les canons ont été construits. Le défi pour l’ethnomusicologue est donc : comment agir selon un standard en même temps que mettre la question du standard en cause. Dans le même esprit, les études féministes en musicologie vont aussi questionner la construction uploads/s3/ fuir-le-canon-musicologie-et-sociologie-de-la-musique.pdf
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- Publié le Sep 23, 2022
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