GÉNÉTIQUE DE LA BANDE DESSINÉE Luc Vigier Armand Colin | « Littérature » 2015/2
GÉNÉTIQUE DE LA BANDE DESSINÉE Luc Vigier Armand Colin | « Littérature » 2015/2 n° 178 | pages 80 à 92 ISSN 0047-4800 ISBN 9782200929794 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-litterature-2015-2-page-80.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Les collectionneurs passion- nés du début du XXe siècle avaient pourtant d’abord concentré leurs regards non sur les croquis ou les carnets mais sur les albums originaux ou encore les pré-publications en revues qui, dans le cas célèbre de l’« auto-remake » chez Hergé devenaient les avant-textes et ce qu’on pourrait nommer les « avant-graphes » de l’album final. Cela s’accompagnait dans ce cas précis d’une attention extrême à la singularité idéologique des premiers albums de Tintin, aux techniques d’impression, à la formation du trait, à l’encrage, aux trames et aux couleurs d’époque2. Ce différentiel et ce comparatisme, à plus de vingt ans de distance3, initiaient une attitude fétichiste et marchande mais correspondaient à une forme d’étape primitive de la recherche sur la naissance d’une œuvre qui passait par son historicité graphique interne. Aujourd’hui encore, ce n’est pas la recherche qui fait la valeur d’une case de Tintin et l’île mystérieuse4 mais bien sa valeur spéculative liée à la considéra- tion du travail d’Hergé comme art, très proche d’une mythographie du génie, valeur accordée5 par ailleurs aux manuscrits des grands écrivains et aux esquisses des maîtres. Cette attraction passionnée progressivement étendue 1. Marché florissant, si l’on en croit les enquêtes, exploité par des galeries ordinairement spécialisées dans la vente d’œuvres d’art (Millon-Drouot). Lire en particulier de J. Dupuis, « La fièvre du marché des planches originales », L’Express, 10 décembre 2014, p. 80-85. 2. La réédition documentée du Lotus bleu chez Casterman en 2010 marque une bascule importante en direction d’une étude des sources historiques, photographiques et graphiques plus étendue. La convocation du corpus du Petit XXe siècle et de ses couvertures spécifiques (où fut prébubliée cette aventure de Tintin) enrichit encore le dossier génétique qu’on imagine, à la lumière de ces éléments, considérable. 3. La « réécriture » de ses premiers albums par Hergé (1929, 1930) commence en 1946, amorçant un processus de collection des albums originaux et des revues qui n’a pas cessé depuis. 4. Adjugée plus d’un million d’euros. Les prix pour Hergé atteignent parfois les deux millions d’euros comme ce fut le cas pour la vente des originaux des « pages bleues » présentes en début et en fin de chaque album d’Hergé. 5. La bande dessinée en général et les étapes préparatoires en particulier ont donc bénéficié d’un double transfert de valeurs, celles accordées aux manuscrits d’écrivains et celles issues des études consacrées aux grands peintres. 80 LITTÉRATURE N° 178 – JUIN 2015 rticle on line rticle on line © Armand Colin | Téléchargé le 12/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 81.50.105.233) © Armand Colin | Téléchargé le 12/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 81.50.105.233) GÉNÉTIQUE DE LA BANDE DESSINÉE aux documents de travail des auteurs de bande dessinée a été grandement soutenue par la fréquence de plus en plus élevée des expositions de planches originales depuis les années 1960 et l’ouverture du musée de la bande des- sinée à Angoulême, en 1974, est venue confirmer en France l’entrée de la bande dessinée dans le capital symbolique de la culture. C’est au sein de cette dynamique qu’est apparu un réflexe éditorial que l’on connaît depuis le XIXe siècle en littérature et dans les albums picturaux : l’insertion dans les albums de fac-similés des brouillons de l’auteur, l’écriture de dédicaces- signatures ou de plus vastes dossiers de travail. Ce qu’on pourrait nommer le graphuscrit6, plus fréquent que le manuscrit du scénario, sert alors souvent de valeur ajoutée aux éditions de luxe et aux tirages de tête mais peut tenir un rôle bien plus étrange, de nature à la fois rétrospective et potentielle. Peu de temps après la disparition d’Hergé, on voit ainsi paraître un Tintin et l’Alph-Art7, album qui ne sera jamais achevé par l’auteur, comme entité posthume sous forme de crayonnés, de planches et de dialogues. Le regard sur ce type d’album-fantôme, inenvisageable il y a encore vingt ans, tient d’une transposition forcée : il semble qu’on veuille rejoindre le principe des dessins de maître, alors qu’on est au vrai devant une série de croquis exécu- tés à très grande vitesse, dotés d’une énergie singulière. C’est davantage leur potentiel qui fascine et ce que l’on sait du gel graphique qui aurait dû avoir lieu dans les étapes suivantes. C’est un élément génétique en soi : le passage d’une image d’image à l’image définitive, solide, gravée. Et l’émotion est sans doute d’autant plus intense que le monde de la bande dessinée sait trou- ver des auteurs capables de reprendre un trait au-delà la mort du créateur, comme c’est le cas encore aujourd’hui pour les Black et Mortimer, et que le crayonné d’un auteur mort peut impliquer le fantasme de sa renaissance8. PLANCHES ORIGINALES En exposant dès son ouverture les planches originales de bandes des- sinées inscrites dans la mémoire collective, le Musée d’Angoulême, comme d’autres ailleurs en Europe et dans le monde (Bruxelles, Montréal), faisait entrer les matériaux inconnus du grand public dans l’espace institutionnel des valeurs conservées, déclenchant inévitablement un effet de parenté – toujours contesté – avec les œuvres d’art : vitrines, éclairage, mise en scène, 6. Le mot manque certes de musicalité mais on gagnerait à distinguer du manuscrit cette autre écriture du dessinateur. 7. Tintin et l’Alph-Art, Casterman, 2004. Une première version de ce dossier est parue en 1986 chez le même éditeur, séparant en deux dossiers la « transcription des dialogues » et le « découpage graphique ». 8. La capacité des éditeurs à transmettre la responsabilité d’un trait à d’autres dessinateurs que le créateur est un phénomène qui mérite étude et examen dans la mesure où il implique un travail d’adaptation, d’imitation et de création par projection d’une dynamique antérieure, qui ajoute une strate documentaire au dossier génétique d’une œuvre. 81 LITTÉRATURE N° 178 – JUIN 2015 © Armand Colin | Téléchargé le 12/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 81.50.105.233) © Armand Colin | Téléchargé le 12/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 81.50.105.233) GÉNÉTIQUE : LES CHEMINS DE LA CRÉATION soins de restauration et de conservation, tout converge en direction de l’objet singulier et par analogie déplace le travail de l’artisan vers l’idée de la créa- tion originale au sein d’un champ culturel situé aux marges. La démarche, animée par un respect nouveau pour les documents préparatoires, et par une volonté pédagogique d’instruction sur les étapes techniques d’une bande dessinée, ne va pourtant pas sans effets esthétiques pervers : en face ou à côté de l’œuvre achevée, objectif final et commercial de la chaîne éditoriale, on place un objet antérieur, privé et a priori non commercial dont le pouvoir d’attraction est parfois supérieur au dessin publié. Le cas le plus frappant est sans doute celui des expositions de planches lors des festivals (Festival d’Angoulême, Quai des Bulles à Saint-Malo) où l’on assiste à une méta- morphose spectaculaire du plaisir de lecture : ce qui par exemple dans La Quête de l’oiseau du temps de Loisel9 était une séquence narrative ou une série de panoramas introductifs traversés sans heurt par un regard en état de pure réception narrative et fictionnelle, change de nature. La planche en noir d’encre de chine et blanc, travaillée à plus grande échelle10, se dresse devant le visiteur comme œuvre dotée d’une vie propre : étape technique, marquée par les repentirs, les collages, les grattages, les retouches, les rajouts, les montages – invisibles dans l’impression finale – elle devient paradoxalement une œuvre en soi qui peut atteindre en ventes aux enchères des prix astrono- miques et concurrencer la planche de l’album, non seulement dans sa valeur, mais dans sa chronologie (le sommet de l’art étant atteint après coup par l’exhibition de la forme préparatoire). Par un effet de bascule, les spécialistes et conservateurs entraînent les amateurs vers un domaine qui est un mixte de démarche analytique pédagogique uploads/s3/ genetique-de-la-bande-dessinee.pdf
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- Publié le Sep 29, 2021
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