Vincent Greilsamer. Il avait quand même exposé une fois à Beaubourg – il est vr
Vincent Greilsamer. Il avait quand même exposé une fois à Beaubourg – il est vrai que même Bernard Branxène a exposé à Beaubourg. Enfin c’était un petit quart de VIP, un VIP Arts Plastiques. Gentil garçon, du reste. Et, j’en fus tout de suite persuadé en le voyant, probablement bon artiste. Il avait un visage aigu, intel- ligent, un regard étrangement intense, presque mystique; cela dit il s’exprimait normalement, avec intelligence, en pesant ses mots. Je ne savais pas du tout ce qu’il faisait, si c’était de la vidéo, des installations ou quoi, mais on sentait que ce type travaillait vraiment. Nous étions les deux seuls fumeurs déclarés – ce qui, outre notre statut de VIP, nous rapprocha. Il me laissa méditer quelque temps sur ces paroles avant de reprendre: «Ça t’intéresserait de voir ce que je fais?» Évidemment, j’acceptai. J’arrivai chez lui le dimanche suivant, en début d’après-midi. Il habitait un pavillon à Chevilly-Larue, au milieu d’une zone en pleine phase de «destruction créatrice», comme aurait dit Schumpeter: des terrains vagues boueux, à perte de vue, hérissésde grues et de palissades; quelques carcasses d’immeubles, à des stades d’achèvement variés. Son pavillon de meulière,qui devait dater des années 1930, était le seul survivant de cette époque. Il sortit sur le pas de la porte pour m’accueillir. «C’était le pavillon de mes grands-parents… me dit-il. Ma grand-mère est morte il y a cinq ans; mon grand- père l’a suivie trois mois plus tard. Il est mort de chagrin, je pense – ça m’a même surpris qu’il tienne trois mois.» En pénétrant dans la salle à manger, j’eus une espèce de choc. Je n’étais pas vraiment issu des classes popu- laires, contrairement à ce que je me plaisais à répéter à longueur d’interviews; mon père avait déjà accompli la première moitié, la plus difficile, de l’ascension sociale – il était devenu cadre. Il n’empêche que je connaissais les classes populaires, j’avais eu l’occasion pendant toute mon enfance, chez mes oncles et tantes, d’y être immergé: je connaissais leur sens de la famille, leur senti- mentalité niaise, leur goût pour les chromos alpestres et les collections de grands auteurs reliés en skaï. Tout y était, dans le pavillon de Vincent, jusqu’aux photos dans leurs cadres, jusqu’au cache-téléphone en velours vert : il n’avait visiblement rien changé depuis la mort de ses grands-parents. Un peu mal à l’aise, je me laissai conduire jusqu’à un fauteuil avant de remarquer, accroché au mur, le seul élément de décoration qui ne datait peut-être pas du siècle précédent: une photo de Vincent, assis à côté d’un grand téléviseur. Devant lui, sur une table basse, étaient posées deux sculptures assez grossières, presque enfan- tines, représentant une miche de pain et un poisson. Sur l’écran du téléviseur, en lettres géantes, s’affichait le message: «NOURRISSEZ LES GENS. ORGANISEZ-LES. » «C’est ma première pièce qui ait vraiment eu du succès… commenta-t-il. À mes débuts j’étais très in- fluencépar Joseph Beuys, en particulier par l’action “ICH FÜHRE BAADER-MEINHOF DURCH DOKUMENTA.” C’était en plein milieu des années 1970, à l’époque où les terroristes de la Rote Armee Fraktion étaient recher- chésdans toute l’Allemagne. La Dokumenta de Kassel était alors la plus importante exposition d’art contempo- rain mondiale; Beuys avait affichéce message à l’entrée pour indiquer qu’il se proposait de faire visiter l’expo- sition à Baader ou Meinhof le jour de leur choix afin de transmuer leur énergie révolutionnaire en force positive, utilisable par l’ensemble de la société. Il était absolument sincère, c’est en cela que réside la beauté de la chose. Naturellement, ni Baader ni Meinhof ne sont venus: d’une part ils considéraient l’art contemporain comme l’une des formes de la décomposition bourgeoise, d’autre part ils craignaient un piège de la police – ce qui était d’ailleurs tout à fait possible, la Dokumenta ne jouissait d’aucun statut particulier; mais Beuys, dans l’état de délire mégalomane où il était alors, n’avait probablement même pas songé à l’existence de la police. –Je me souviens de quelque chose au sujet de Duchamp… Un groupe, une banderole avec une phrase du genre: “LE SILENCE DE MARCEL DUCHAMP EST SURESTIMÉ.” –Tout à fait; sauf que la phrase originale était en allemand. Mais c’est le principe même de l’art d’inter- vention: créer une parabole efficace, qui est reprise et narrée de manière plus ou moins déformée par des tiers, afin de modifier par contrecoup l’ensemble de la société.» J’étais naturellement un homme qui connaissait la vie, la société et les choses; j’en connaissais une version usuelle, limitée aux motivations les plus courantes qui agitent la machine humaine; ma vision était celle d’un observateur acerbe des faits de société, d’un balzacien medium light; c’était une vision du monde dans laquelle Vincent n’avait aucune place assignable, et pour la première fois depuis des années, pour la première fois en réalité depuis ma rencontre avec Isabelle, je commençaisà me sentir légè- rement déstabilisé. Sa narration m’avait fait penser au matériel promotionnel de «DEUXMOUCHESPLUSTARD», en particulier aux tee-shirts. Sur chacun d’entre eux était imprimé une citation du «Manuel de civilité pour petites filles à l’usage des maisons d’éducation», de Pierre Louÿs, la lecture de chevet du héros du film. Il y avait une douzaine de citations différentes; les tee-shirts étaient fabriqués dans une fibre nouvelle, scintillante et un peu transparente, très légère, ce qui avait permis d’en intégrer un sous blister dans le numéro de Lolitaprécédant la sortie du film. J’avais à cette occasion rencontré la succes- seuse d’Isabelle, une groovasse incompétente à peine capable de se souvenir du mot de passe de son ordinateur; ça n’empêchait pas le journal de tourner. La citation que j’avais choisie pour Lolitaétait: «Donner dix sous à un pauvre parce qu’il n’a pas de pain, c’est parfait; mais lui sucer la queue parce qu’il n’a pas de maîtresse, ce serait trop: on n’y est pas obligée.» En somme, dis-je à Vincent, j’avais fait de l’art d’interventionsans le savoir. «Oui, oui…» répondit- il avec malaise; je m’aperçus alors, non sans gêne, qu’il rougissait; c’était attendrissant, et un peu malsain. Je pris conscience en même temps qu’aucune femme n’avait probablement jamais mis les pieds dans ce pavillon; le premier geste d’une femme aurait été de modifier la décoration, de ranger au moins quelques-uns de ces objets qui créaient une ambiance non seulement ringarde, mais à vrai dire assez funéraire. «Ce n’est plus tellement facile d’avoir des relations, à partir d’un certain âge, je trouve…» dit-il comme s’il avait deviné mes pensées. «On n’a plus tellement l’oc- casion de sortir, ni le goût. Et puis il y a beaucoup de choses à faire, les formalités, les démarches… les courses, le linge. On a besoin de plus de temps pour s’occuper de sa santé, aussi, simplement pour maintenir le corps à peu près en état de marche. À partir d’un certain âge, la vie devient administrative – surtout.» Je n’étais plus tellement habitué depuis le départ d’Isabelle à parler à des gens plus intelligents que moi, capables de deviner le cours de mes pensées; ce qu’il venait de dire, surtout, était d’une véracité écrasante, et il y eut un moment de gêne – les sujets sexuels c’est toujours un peu lourd, je crus bon de parler politique pour badiner un peu, et toujours sur ce thème de l’art d’intervention je lui racontai comment Lutte ouvrière, quelques jours après la chute du mur de Berlin, avait placardé à Paris des dizaines d’affiches proclamant : «LE COMMUNISME EST TOUJOURS L’AVENIR DU MONDE. » Il m’écouta avec cette attention, cette gravité enfantine qui commençaient à me serrer le cœur avant de conclure que si l’action était dotée d’une vraie puis- sance elle n’avait pourtant aucune dimension poétique ni artistique, dans la mesure où Lutte ouvrière était avant tout un parti, une machine idéologique, et que l’art était toujours cosa individuale; même lorsqu’il était protestation, il n’avait de valeur que s’il était protestation solitaire. Il s’excusa de son dogmatisme, sourit tristement, me proposa: «On va voir ce que je fais? C’est en bas… Je crois que ce sera plus concret après.» Je me levai du fauteuil, le suivis jusqu’à l’escalier qui ouvrait dans le couloir de l’entrée. «En abattant les cloisons, ça m’a donné un sous-sol de vingt mètres de côté; quatre cents mètres carrés, c’est bien pour ce que je fais en ce moment…» poursuivit-il d’une voix incertaine. Je me sentais de plus en plus mal à l’aise: on m’avait souvent parlé show-business, plan médias, microso- ciologie aussi; mais art, jamais, et j’étais gagné par le pressentiment d’une chose nouvelle, dangereuse, mortelle probablement; d’un domaine où il n’y avait – un peu comme dans l’amour – à peu près rien à gagner, et presque tout à perdre. Je posai le pied sur un sol plan, après la dernière marche, lâchai la rampe de l’escalier. L’obscurité était totale. Derrière moi, Vincent actionna un commutateur. Des formes apparurent d’abord, clignotantes, indé- cises, comme une procession de mini-fantômes; puis une zone s’éclaira à quelques mètres sur ma gauche. Je ne comprenais absolument pas la direction de l’éclairage; la uploads/s3/ greil-sa-mer.pdf
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- Publié le Jan 16, 2021
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