Signata Annales des sémiotiques / Annals of Semiotics 1 | 2010 Cartographie de

Signata Annales des sémiotiques / Annals of Semiotics 1 | 2010 Cartographie de la sémiotique actuelle Les chaises. Prélude à une sémiotique du design d’objet Anne Beyaert-Geslin Édition électronique URL : http://signata.revues.org/297 DOI : 10.4000/signata.297 ISSN : 2565-7097 Éditeur Presses universitaires de Liège (PULg) Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2010 Pagination : 177-206 ISBN : 978-2-87544-001-3 ISSN : 2032-9806 Référence électronique Anne Beyaert-Geslin, « Les chaises. Prélude à une sémiotique du design d’objet », Signata [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le 26 avril 2016, consulté le 31 mars 2017. URL : http://signata.revues.org/297 ; DOI : 10.4000/signata.297 Signata - PULg deSign Les chaises. Prélude à une sémiotique du design d’objet 1 Anne Beyaert-Geslin CeReS, Université de Limoges Introduction Les métadiscours critiques ou sémiotiques sur le design se heurtent à deux antiennes inévitables, la forme et la fonction. Elles sont le plus souvent réunies dans une tension forme/fonction, soit qu’on s’en tienne au principe fonctionnaliste selon lequel « la forme suit la fonction » 2, soit qu’on en admette l’insuisance et s’eforce d’élargir la question de la signiication 3. Les propositions de Floch permettent de dépasser la vision fonctionnaliste et de déplacer le débat en situant la tension entre les valeurs d’usage et les valeurs de base. L’objet sert au demeurant « à quelque chose » 4 comme la voiture de marque Citroën du sémioticien sert à rouler, mais cette transitivité qui le distingue de la chose ne suit pas à le décrire car, à l’instar de cette voiture, l’objet représente aussi un certain rapport au monde et aux valeurs qu’incarnent les diférents « suppléments d’âme » commentés par les designers. 1. Cette recherche a été présentée à l’Institut de la communication de l’université de Milan (IULM), le 12 mars 2010. Je remercie Pierluigi Basso, Maria Giulia Dondero, Giacomo Festi ainsi que Matteo, Valentina et Marina de leurs contributions. 2. La phrase célèbre de Sullivan (1896) est commentée par Guidot (1994, p. 22). 3. Voir notamment Baudrillard (1968). À propos des sièges primitifs, Leroi-Gourhan observe l’absence de lien absolu entre la manière de s’asseoir et la forme du tabouret. Celle-ci est com- mandée par la fonction mais plus fondamentalement par une posture culturellement établie. Voir notamment sa description du tabouret réservé à la chasse aux phoques chez les eskimos dans André Leroi-Gourhan (1943, p. 296). Voir également le dépassement proposé par Latour (2009). 4. Un objet c’est « quelque chose qui sert à quelque chose d’autre » : Fontanille (2002). 178 Design Ainsi selon Branzi : construire une maison, ça signiie réaliser un lieu et des objets avec lesquels il est possible d’établir des rapports liés non seulement à leur usage et leur fonctionnalité, mais aussi des relations d’ordre psychologique, symbolique, poétique 5. Cette tension entre les valeurs d’usage et de base caractérise donc l’objet de design et c’est même la plasticité de ce rapport qui, investie par les designers, permet de mesurer la créativité dans ce domaine. Pourtant, si un tel déplacement circonscrit certains enjeux du design, il ne permet pas de décrire un plan d’expression comme on le ferait pour une peinture par exemple. Nous souhaitons donc explorer un autre chemin qui proiterait des acquis de la sémiotique visuelle pour s’approcher des objets de design et en faire l’analyse. Cette approche ne va pas sans diicultés car la sémiotique visuelle s’est davan- tage occupée de bidimensionnalité que de tridimensionalité, s’intéressant aux images plutôt qu’aux sculptures. Si l’on fait exception des artistes-théoriciens eux-mêmes 6 et des contributions des historiens de l’art tels Read 7 ou Riegl 8, et de l’excellente synthèse historique proposée par Carani 9, la proposition sémiotique la plus notable vient de Fernande Saint-Martin 10. Notre analyse contribue donc à la construction de deux objets de sens, la sculpture et l’objet de design, mais en voyant un intérêt heuristique à ce rapprochement qui pourrait livrer une signi ication diférentielle et fournir certaines « prises » donnant accès à l’univers tridimen- sionnel. La comparaison proitera du cadre épistémologique de la sémiotique des pratiques (Fontanille, 2008) qui assure le dépassement des apories de la fonction en intégrant l’objet à une scène pratique où certaines propriétés de l’objet sont réalisées. Dans un premier temps, nous comparerons la sculpture et l’objet de design pour mettre en évidence les « critères pratiques » séminaux. Ensuite, la chaise sera confrontée à d’autres objets domestiques tels le tapis et le vase, ain d’observer comment elle symbolise une forme de vie et s’inscrit dans une scène pratique. Ainsi montrera-t-on que la signiication de l’objet reste dépendante de ces diférents niveaux de pertinence. Articuler les plans d’immanence de la sémiotique des pratiques permet en outre de caractériser progressivement la créativité de la chaise en l’inscrivant dans un mouvement prédicatif qui confronte l’antitype élaboré par 5. Cité dans Alessi (1998, p. 64). 6. Voir notamment Kandinsky (1970) ; Klee (1956). 7. Read (1956). 8. Riegl (1978). 9. Carani (2002–2003, pp. 183–202). L’article introduit un dossier présenté par M. Costantini constitué de textes de S. Caliandro, Y.-H. Kim, P. Fresnault-Deruelle, F. Soulages, L. Scaccione, F. Saint-Martin et P. Sanson. 10. Saint-Martin (1987, pp. 185–231). L’analyse de la Tour sans in de Brancusi est proposée dans Beyaert-Geslin (2003b). Les chaises. Prélude à une sémiotique du design d’objet 179 la forme de vie à un prototype qui stabilise les contraintes pratiques de la chaise. Les données rassemblées permettront de procéder à l’analyse d’un corpus de trois chaises considérées sous deux expériences distinctes, comme des objets à voir susceptibles d’être abordés par les outils de la sémiotique visuelle avant d’être pratiqués. 1. La sculpture et l’objet de design Résumons à grands traits ce qui distingue la sculpture en ronde-bosse et l’objet de design. À première vue, la comparaison peut sembler dénuée d’intérêt tant nous les vivons comme deux expériences incommensurables. Très simplement, la diférence entre les deux objets tridimensionnels tient au rapport unique/multiple 11. Cette première catégorie sémantique semble déterminante car elle structure l’histoire du design. Sa naissance étant associée à la mécanisation et à l’industrialisation, les inventions qui jalonnent cette histoire sont envisagées comme des progrès dans le rapport au nombre, qui interrogent à la fois la méréologie de l’objet (la possibilité de démonter la chaise honet en cinq éléments de bois et huit vis 12) donc son unité et la massiication (la production en plusieurs millions d’exemplaires) 13, donc son unicité. L’objet de design est donc nécessairement un multiple et la sculpture, un objet unique. Ces caractéristiques respectives sont pourtant mises en cause par une pression adversative. D’un côté, l’unicité de l’objet d’art peut être compromise par la tension autographique/allographique qu’engage sa reproduction technique, comme l’ont indiqué Benjamin 14 et Goodman 15. De l’autre côté, la multiplicité qui caractérise l’objet de design est questionnée par l’intervention des artistes qui créent des pièces uniques 16 ou par les designers eux-mêmes qui, par la réduction du nombre d’objets produits, en font de « presqu’œuvres d’art » 17. 11. Cette tension unique/multiple peut être référée à l’opposition entre la chose et l’objet proposée par Dagognet lorsqu’il explique : « une assiette doit être tenue pour un « objet » parce que fabriquée, tandis que la terre ou l’argile qui la constitue rentre dans la catégorie des « choses », mais les plats en inox voisins et la future vaisselle en carton-jetable après utilisation —se nommera « des marchandises » ou des produits ». Elargir la question aux grandes catégories (nature/ culture, chose/objet) discutées ici par l’histoire des sciences permet d’associer aux diférences de quantités des diférences matérielles (qualités) et plus fondamentalement encore entre des valeurs puisqu’apparaissent des oppositions entre des esthétiques de l’éclat (l’unique est rare) et du difus (le nombreux est banal) qui sont toujours à l’arrière plan des comparaisons entre l’objet d’art et l’objet de design. Dagognet (1989, pp. 20–21). 12. Voir la description dans Guidot (1994, p. 19). 13. Voir à ce sujet l’histoire du design de Guidot (1994). 14. Benjamin (1939). 15. Goodman (1968). 16. Ces chaises uniques signées François Morellet, Bertrand Lavier ou Bernard Rancillac sont pré- sentées par De Bure (2004). 17. Voir notamment la Horse chair de Satyendra Pakhalé dont le designer a réalisé une pièce unique, élaborée pendant plusieurs années comme on le ferait d’une sculpture, avant d’être éditée 180 Design Ces éditions limitées sont des façons de pratiquer la dépendance entre le statut de l’objet (/objet d’art vs objet de design/), le statut de l’instance de production (/artiste vs designer/) et le statut du faire (/création vs production/) posée par Dagognet 18 mais se conçoivent aussi en certains cas comme un métadiscours sur l’archéologie de l’art conçue au sens de Foucault (1966) 19, c’est-à-dire sur les pratiques, institutions et valeurs monétaires de l’art. Pour ces éditions en efet, le recours aux matériaux précieux rappelle l’instanciation des valeurs économiques pratiquée au Quattrocento quand le prix de l’œuvre d’art déini par la rareté des matériaux (le bleu et l’or) fut progressivement évalué à l’aune de la main de l’artiste 20. Les séries limitées opposent ainsi deux conceptions de la valeur, redevables uploads/s3/ les-chaises-prelude-a-une-semiotique-du-design-do.pdf

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