Placer le quotidien de la police au cœur de la réforme à Bukavu par michel thil

Placer le quotidien de la police au cœur de la réforme à Bukavu par michel thill, robert njangala et josaphat musamba rift valley institute briefing mars 2018 Vestiges du programme de réforme de la police financé par le Royaume-Uni sur la porte du bureau d’un chef de quartier, Bukavu, octobre 2016. Points saillants • Malgré la continuation de la réforme, la police congolaise reste en grande partie à l’image de l’État : dans la plupart des cas, elle ne rend aucunement compte de ses actes aux individus au service desquels elle est censée œuvrer, et elle constitue un outil servant à extraire des ressources et à protéger les intérêts des élites. • La tracasserie policière, si elle est loin d’être socialement acceptée, s’inscrit dans une longue tradition de stratégies de survie informelles employées tant par les institutions étatiques vétustes que par leurs employés. • Malgré un certain nombre de réussites, les programmes de réforme de la police financés par des donateurs n’ont pas suffisamment pris en compte l’économie politique de la police et la manière dont leurs initiatives de réforme pourraient impacter les incitatifs institutionnels et les intérêts non divulgués. • Néanmoins, quelques initiatives précieuses de la réforme—comme les principes de la police de proximité et les plateformes de rencontre entre policiers et civils mises en place à son titre—persistent à des degrés divers, et peuvent servir comme points de départ dans les futures réformes. • La prise en compte des expériences et points de vue des agents de police pourra servir à éclairer de futurs efforts de réforme modestes mais réalisables et à fort impact, en intégrant certains aspects que les programmes de réforme de grande ampleur ont laissés derrière eux. 2 rift valley institute briefing • mars 2018 Introduction Depuis les années 1990, le concept de Réforme du secteur de la sécurité (RSS) fait partie intégrante des programmes de reconstruction post-conflit, de rétablissement de l’autorité de l’État et de développement. Cependant, au final, rares sont les réformes qui ont abouti. Les études consacrées aux tentatives de réforme expliquent ces résultats décevants de plusieurs manières : recours à une stratégie descendante (« top-down ») ou dictée par les donateurs ; mise en avant de solutions techniques à des problèmes fondamentalement politiques ; manque de légitimité des programmes au niveau local ou manque d’adhésion au niveau national ; et manque de capacités permettant à l’État d’entreprendre une réforme de grande envergure.1 En République démocratique du Congo (RDC), à l’issue de la Deuxième Guerre du Congo (1998–2003), la réforme de la police a joué un rôle essentiel dans les efforts d’édification de l’État et de renforcement de la gouvernance.2 Cependant, bien que certaines réformes aient porté leurs fruits, la Police Nationale Congolaise (PNC) reste en grande partie à l’image de l’État : dans la plupart des cas, elle ne rend aucunement compte de ses actes aux individus au service desquels elle est censée œuvrer, et elle constitue un outil servant à extraire des ressources et à protéger les intérêts des élites.3 La police étant l’une des principales institutions de l’État, il est impossible de la réformer sans améliorer considérablement le cadre de gouvernance plus général dans lequel elle s’inscrit. Tout en reconnaissant ce défi systémique majeur, le présent document suggère qu’une réforme de la police pourrait permettre de tirer des avantages certes modestes mais efficaces. En mettant l’accent sur le travail et le mode de vie du personnel de police au quotidien, les futures réformes pourraient contribuer à transformer le comportement de la police là où cela compte sans doute le plus : dans la rue et dans les postes de police, autrement dit à l’interface entre la police et la population. Pour la plupart des policiers, le travail quotidien est tributaire de trois facteurs interdépendants : leurs conditions de travail, leurs conditions de vie, et la manière dont ils se sentent valorisés au sein de la société. La question du salaire fait la jonction entre ces trois facteurs. Les personnels de police considèrent que le problème du salaire, insuffisant ou inexistant, est à la base de leur lutte pour la survie, qu’il justifie le harcèlement des civils et qu’il nuit au respect que ces agents devraient susciter.4 Un officier de police a ainsi déclaré : Si je ne me débrouille pas et me laisse sale, personne ne peut me respecter. Mais quand on apporte la dotation, on nous donne les tenues, on entre dans la rue en train de travailler et nous sommes propres avec un bon salaire à la fin du mois, personne ne peut nous négliger.5 Ce type de remarques illustre bien la nécessité d’être à l’écoute du vécu, des soucis et des préoccupations des policiers ordinaires, hommes et femmes, qui subissent tout le poids du travail quotidien incombant à la police, et de veiller à ce que les efforts de réforme s’appuient sur ces enseignements. Basé sur sept mois de recherches qualitatives sur la PNC menées à Bukavu entre 2016 et 2017, le présent briefing fait valoir que des réformes de la police plus ciblées, dictées par les acteurs locaux, peuvent être propices au changement, et souvent d’une manière plus durable—et plus viable financièrement—que les grands programmes d’appui aux réformes dictés par les donateurs qui ont été précédemment mis en place. Contextualiser la police en RDC6 Pour mieux comprendre les conditions de travail et de vie des personnels de police au quotidien, il est essentiel d’étudier le contexte historique et politique des activités de la police en RDC. Depuis l’époque de l’État Indépendant du Congo (1885– 1908), les forces de l’ordre étatiques entretiennent des relations tumultueuses avec la population. Elles se livrent régulièrement à des exactions, à des vols et à des actes d’oppression violente. Ces relations difficiles sont avant tout le résultat du caractère oppressif du gouvernement depuis le roi belge Léopold II, qui continue à se faire sentir aujourd’hui. La branche coercitive de l’État, à savoir l’armée et la police, a contribué à faciliter cette oppression.7 Ensuite, la situation de déclin socioéconomique dans laquelle se trouve le Congo depuis le milieu des années 1970 et l’impact de ce déclin sur le bon fonctionnement des institutions Placer le quotidien de la police au cœur de la réforme à bukavu 3 étatiques ont exacerbé cette tendance, réduisant les revenus de l’État et entraînant l’apparition d’une économie informelle importante. À court d’argent, le Président Mobutu a pour ainsi dire ordonné à ses forces de l’ordre de vivre aux dépens de la population, suivant la fameuse formule de l’article 15 imaginaire de la Constitution : « Débrouillez-vous pour vivre. »8 Enfin, un dernier facteur contribuant à ces relations difficiles est la logique du clientélisme qui se retrouve dans toutes les institutions étatiques congolaises—certes dans une mesure plus ou moins grande. Des agents faisant office de parrains procurent à leurs clients un accès à des opportunités de générer des revenus en échange de leur loyauté et d’une partie des ressources. Les institutions de l’État sont ainsi devenues des structures génératrices de rentes, les ressources et les fonctions de l’État étant exploitées à des fins privées.9 Aujourd’hui, cette logique néo-patrimoniale reste très présente dans la plupart des institutions étatiques désœuvrées, et notamment au sein de la police. Conjugué à une histoire marquée par l’oppression, l’impunité et un climat permissif, ce système de gouvernance incite la police à commettre au quotidien des actes de harcèlement généralisés contre la population afin d’en extraire des revenus. De telles pratiques, si elles sont loin d’être socialement acceptées, outre le fait qu’elles servent à défendre les intérêts bien ancrés des élites, s’inscrivent dans une longue tradition de stratégies de survie informelles employées tant par les institutions étatiques vétustes que par leurs employés.10 De nombreuses pratiques de ce type servent à générer des revenus. La plus connue d’entre elles est sans doute le « rapportage » : les policiers versent chaque semaine une somme d’argent à leurs supérieurs, lesquels doivent payer leurs propres supérieurs, l’argent remontant ainsi plusieurs niveaux de hiérarchie. Pour les officiers subalternes, le moyen le plus commun de se procurer les fonds nécessaires à leur « rapportage financier » est de harceler la population. Un officier de police a ainsi expliqué que « travailler, c’est tracasser ».11 Bien évidemment, la population dans son ensemble, ainsi que la plupart des policiers, condamnent cette forme de taxation informelle. Mais bien que les policiers aient certaines objections morales, le sentiment qui l’emporte est la nécessité, d’une part, de compléter leurs revenus pour parvenir à joindre les deux bouts, et, d’autre part, d’éviter la sévère punition qui les attend s’ils ne respectent pas les ordres de leurs supérieurs— mutation vers un poste sans opportunités de revenu, la détention ou même la suspension. Le comportement et les interactions des officiers de police et des citoyens ne sont toutefois pas prédéterminés par ces conditions structurelles. Chaque policier et chaque citoyen est en mesure de choisir le comportement à adopter. Les civils versent de l’argent pour ne plus se faire harceler, mais aussi pour s’assurer de continuer à bénéficier de services uploads/s3/ placer-le-quotidien-de-la-police-au-coeur-de-la-reforme-a-bukavu.pdf

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