Paroles de voitures (Usines Renault / site de Billancourt, 1984) Photo : Michel
Paroles de voitures (Usines Renault / site de Billancourt, 1984) Photo : Michel Urtado Ralentis 222 Ralentis Politique de l’instant musical résider, produire, disparaître — écouter Entretien avec Nicolas Frize Depuis plus de trente ans, le travail musical de Nicolas Frize interroge la dimension sociale de la musique : partant du principe qu’elle existe non parce qu’elle est écrite, mais parce qu’elle est écoutée, le compositeur ne dissocie pas le travail de composition de ses conditions matérielles de production, de création et de diffusion. Ancien élève de Pierre Schaeffer au Conservatoire National Supérieur de Paris, assistant de John Cage en 1979, Nicolas Frize a créé en 1972 les Musiques de la Boulangère, structure associative qui rassemble musiciens amateurs et interprètes professionnels au sein de dispositifs de création établis dans les lieux publics les plus inattendus. En prison, dans les usines Billancourt de Renault, dans les hôpitaux, les gares et les palais de justice, ses créations musicales sont ancrées dans les lieux qu’elles viennent habiter, traversées par les débats, les rapports de force, les résistances et échappées soudaines qui surgissent au cours du temps long de maturation de l’œuvre « en résidence ». L’association mène également un travail en direction de la mémoire sonore, de la création de nouveaux instruments et de la recherche acoustique : la musique devient le lieu d’un débat citoyen, actrice sensible de notre relation critique à l’environnement sonore. La grande majorité de vos créations sont issues d’une expérience de résidence : à l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis (Patiemment, 1995), dans l’usine Renault de Billancourt (Paroles de voitures, 1984) à la prison de Saint-Maur (Passion profane, 1991/92). Le travail que vous menez sur les lieux n’a cependant pas grand chose à voir avec l’image habituelle de la résidence d’artiste comme lieu clos, en retrait du monde. Comment définissez-vous la résidence ? Les raisons pour lesquelles je travaille de cette façon-là sont bien antérieures au développement de ce que l’on nomme couramment les résidences d’artiste. Résider définit proprement ma manière de travailler. Quand je décide d’un sujet, d’abord je m’instruis : c’est-à-dire que je pars à la recherche des gens, des lieux qui incarnent le sujet qui m’intéresse ; je regarde qui a écrit sur ce thème, je me documente sur l’histoire des lieux dans lesquels je veux me rendre. C’est de l’immersion : il s’agit d’habiter mes sujets, habiter les gens, habiter les lieux. Se retirer dans ce qu’on appelle abusivement une résidence — un lieu où l’on travaille plus qu’on y vit — pour écrire une œuvre personnelle et parfois capricieuse — sur un sujet de son choix — puis chercher à la faire jouer en se mettant à élaborer tout un dispositif de communication pour intéresser le public, est à mille lieues de ma manière de procéder. En général, ce qui me pousse à 223 Entretien avec Nicolas Frize m’intéresser à une question, c’est une urgence politique qui m’entoure. Viennent ensuite l’élaboration de méthodes de travail et d’un dispositif impliquant les circonstances, les lieux et les gens. L’œuvre est la dernière étape, elle comprend tous les objets, les espaces et les personnes qui ont travaillé avec moi sur le sujet. C’est l’inverse d’être projeté sur un territoire par en haut, ouvrir son parachute, atterrir et venir pondre son œuf. Peut-on dire alors que vous habitez les lieux, plus que vous n’y résidez ? Habiter un lieu signifie d’une certaine manière qu’on y joue sa vie, qu’on y dort, qu’on y fait l’amour , qu’on s’y lave les dents… Résider est une notion plus bourgeoise, les résidences — encore davantage bien sûr si elles sont secondaires — n’évoquent a priori pas des HLM. Si l’on considère qu’habiter est une affaire de durée, et donc qu’habiter , c’est nécessairement habiter longtemps, alors oui je réside. Je peux aussi considérer que j’habite les lieux même si je déménage souvent. Je suis quelqu’un qui travaille sur le long terme : j’ai commencé en prison dans deux centrales pour longues peines en 1991, et j’y suis toujours... ce qui fait quand même dix-sept ans. Ce n’est pas courant d’être implanté dix-sept ans dans un même établissement de cette nature. Je suis à Saint-Denis depuis quatorze ans, et je fais actuellement une résidence à Sèvres, qui m’aura demandé trois ans pour que le travail aboutisse. Il faut tout ce temps pour mettre en place un projet qui respecte son sujet et les personnes qu’il implique. Paroles de voitures © M. Urtado Paroles de voitures © M. Urtado 225 Entretien avec Nicolas Frize Comment se produit la rencontre entre ce travail sur les lieux et le public extérieur ? Le travail de préparation, en amont de l’œuvre, est tellement important et génère tellement de réseaux qu’il permet de se passer presque totalement de communication ensuite. Le projet se concrétise, il a généré tout son public. On a créé une société autour du sujet. La résidence, telle que je la conçois, construit du collectif. Quand je suis allé travailler à Cuba, j’ai été étonné de voir qu’à chaque fois qu’on organisait un concert, il y avait immédiatement trois mille, six mille, dix mille personnes, alors qu’ils n’ont évidemment pas l’argent pour faire des affiches, distribuer des tracts, etc. ! En France, on voit des compagnies de théâtre dépenser des sommes folles pour essayer de séduire le public, convaincre que leurs pièces sont les plus belles, qu’ils sont les plus innovants, les plus excitants ou profonds (c’est selon), qu’ils ont des acteurs très connus, qu’ils sont dans des salles prestigieuses, que leur sujet est essentiel, etc. Ce sont les même personnes qui s’interrogent ensuite sur la démocratisation de la culture, et qui vont clamer que l’œuvre n’est pas une marchandise, alors qu’elles se comportent comme des fabricants de marchandises. J’ai récemment fait un travail sur l’étranger1, avec la participation de cent personnes environ dans six villes, ce qui fait six cents personnes. Si l’on y ajoute les universitaires, les philosophes, les anthropo- logues, les historiens, les psychanalystes, qui ont tous travaillé sur cette question de l’altérité, plus les militants que l’on avait contactés sur les questions de racisme, la travail préparatoire génère lui-même très vite trois, quatre, cinq mille personnes qui se retrouvent dans un rendez-vous public de musique contem- poraine gratuit. On n’est pas dans une histoire de démocratisation de la culture, mais dans une histoire de démocratie en acte ; on fabrique de l’œuvre depuis l’intérieur, ce qui est à mon avis le sens de la résidence. Habiter quelque part, c’est faire naître quelque chose de quelque part. L’œuvre est alors ancrée dans un territoire : est-ce qu’il faut avoir déjà habité l’œuvre pour pouvoir l’écouter ? Oui, l’oeuvre est ancrée dans un espace/temps, qui peut être le territoire local, le territoire des gens — un territoire mental, affectif, professionnel —, ou encore, plus généralement, le territoire du sujet. C’est le meilleur public, celui qui vient écouter l’aboutissement d’un travail dans lequel il a été engagé. L’intérêt d’écouter une œuvre musicale, de regarder une peinture, c’est aussi d’y être invité dans tous les sens du terme, la rencontrer, lui parler, qu’elle vous parle. Je trouve plus intéressant d’avoir un public instruit et actif, qui s’intéresse réellement au sujet dont l’œuvre parle, que de remplir une salle avec des gens qui sortent le soir. Pour ma part, j’aime bien aller voir des œuvres dont le sujet m’intéresse : quand je choisis un film, c’est pour le sujet qu’il aborde, son metteur en scène, le lieu dont il parle… Ceci dit, découvrir quelque chose par hasard, sans y être préparé, c’est précieux. Le hasard, c’est faire se rencontrer les irrencontrables, et c’est la raison pour laquelle on fait quand même un peu d’infor- mation. Paroles de voitures © M. Urtado 227 Entretien avec Nicolas Frize Dans une scène du documentaire sur votre intervention à l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis, Hôpital Silence, le médecin chef exprime un doute sur votre projet, accompagné d’une forme de frustration, précisément parce que l’expérience ne dure que cinq ou six mois... Ce passage dans le documentaire est trop bref. Le médecin dit que la durée limitée de mon passage à l’hôpital appelle une réponse qui ne peut être que symbolique ou artistique, et non pas structurelle ou institutionnelle. Si j’avais dû rester à l’hôpital plus longtemps, il y aurait eu des panneaux, un étage de plus, j’aurais été présent dans l’administration, et ça aurait changé structu- rellement les choses, ce qui se passe d’ailleurs avec le travail en prison. Ce neurologue extraor- dinaire, qui du coup est devenu un ami, se demande donc s’il va pouvoir endosser les questions que je lui pose, alors que le dispositif n’est pas pérenne — s’il peut faire sienne ma question, comme moi j’ai fait mienne sa question d’ailleurs, parce que le passage à l’hôpital a profondément modifié le rapport que j’avais à mon corps, et donc au corps social, comme à la question de la technicité du soin : savoir si soigner est un acte culturel ou un acte purement technique, etc. Ce qui uploads/s3/ politique-de-l-instant-musical-resider-p.pdf
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- Publié le Jul 22, 2021
- Catégorie Creative Arts / Ar...
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