Cornelius Castoriadis chez lui, à Paris, en septembre 1990. ANDERSEN ULF/SIPA U

Cornelius Castoriadis chez lui, à Paris, en septembre 1990. ANDERSEN ULF/SIPA Un Philosophe Revue d’idées à caractère philosophique ENTRETIENS/PHILOSOPHIE Entretien avec Nicolas Poirier : « C’est peut-être à la condition de laisser affleurer les résidus d’images sauvages qui nous hantent que la création artistique peut opérer » Publié le 23 juin 2020 par FABIEN AVIET Nicolas Poirier © MC – Radio France Nicolas Poirier est chercheur et enseignant en philosophie et en science politique, raaché au laboratoire Sophiapol de l’université Paris-Nanterre. Spécialiste de la pensée de Cornelius Castoriadis et de Claude Lefort, il a notamment publié L’ontologie politique de Castoriadis. Création et institution (Payot, 2011) ou encore Canei. Les métamorphoses contre la puissance (Michalon, 2017) et Cornelius Castoriadis, Du chaos naît la création (Editions Le Bord de l’eau, 2019). Il est un contributeur régulier dans nos pages virtuelles, avec plusieurs articles et entretiens (hps://unphilosophe.com/author /nicolaspoirier7/). Le 25 juin, il publie aux éditions de La Découverte (collection Repères) une Introduction à Claude Lefort (hps://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index- Introduction____Claude_Lefort-9782348055867.html?>clid=IwAR184iML4bBdRoSTXNq07rY_44ym110i_rBgZ0nSjHXRPJ96FpKACROm77s). A l’occasion de cee publication, nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Nicolas Poirier autour des pensées de Lefort et Castoriadis mais aussi de revenir sur sa trajectoire intectuelle et philosophique ainsi que ses thématiques de recherches, dans la mesure où il travaille actuellement sur le lien entre l’exil et la création liéraire. Fabien Aviet : Cornelius Castoriadis (1922-1997) est un philosophe grec naturalisé français qui fut tout à la fois économiste à l’OCDE, psychanalyste et militant venu du trotskisme. Cofondateur avec Claude Lefort du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie (1948-1967), il fut un des principaux critiques du phénomène totalitaire soviétique, allant jusqu’à rompre avec Marx tout en continuant de se vouloir révolutionnaire. S’il est ainsi de plus en plus lu et cité pour sa contribution à la lue en faveur de la démocratie directe et contre le capitalisme (sur la base d’une analyse critique de la bureaucratie), voire depuis quelques années pour ses textes sur l’écologie, il reste moins connu pour sa théorisation psychanalytique et pour son ontologie. Pouvez-vous nous raconter comment vous en êtes venu à lui ? Pourquoi vous être intéressé à Castoriadis ? Est-ce que cela a transformé votre approche de la politique et votre compréhension de la société ? Nicolas Poirier : Je suis tombé sur Castoriadis à travers la lecture d’un entretien de 1992 publié dans un numéro d’Esprit, où il s’exprimait notamment sur le lien entre la création démocratique et la création artistique[1] (//347EF677-E764-4E38-B4D1-8612E9C3759A#_ftn1). Cela avait eu un effet très fort sur moi. Je connaissais alors vaguement Castoriadis, je savais qu’il avait été un critique de gauche du stalinisme au sein du groupe « Socialisme ou Barbarie » mais ça s’arrêtait là. J’ai par la suite commencé à lire avec intérêt certains de ses textes, notamment la série des Carrefours du labyrinthe, sans qu’il devienne pour autant une référence centrale pour moi. Mais il m’intéressait, et disons même m’aJirait très fortement, pour la place qu’il accordait à l’imagination et à la création, pas seulement d’ailleurs sur le seul plan philosophique mais dans leurs effets les plus concrets. En fait, j’ai toujours été captivé par les images et ce qui en constitue la matrice, l’imaginaire, même si je ne l’ai vraiment compris qu’après coup, notamment lorsque j’ai découvert la photographie et que j’ai commencé à la pratiquer régulièrement, autour de 2010. Castoriadis de ce point de vue était l’auteur rêvé. Je pense à ce propos qu’on ne peut pas véritablement maîtriser notre rapport à l’image et c’est tant mieux : donner à la formation intellectuelle et esthétique d’un enfant l’objectif que celui-ci parvienne à la « maîtrise » de son imagination aboutit immanquablement, sous prétexte de sauvegarder son intégrité psychique, à formater celle-ci et à tarir sa créativité. Un enfant peut être choqué, voire traumatisé, par des images qui lui étaient destinées, tout comme il peut être éveillé, émerveillé même, par des images qui ne lui étaient pas destinées. Il ne faut pas faire taire ce désir d’enfance qui existe en chaque adulte, mais au contraire accepter et reconnaître la légitimité de ce qu’on pourrait désigner, d’un terme emprunté à Michel Foucault, une « hétérotopie intérieure », à travers laquelle l’imagination créatrice peut opérer en s’ouvrant aux possibles qui viennent de l’enfance oubliée. C’est peut-être à la condition de laisser affleurer les résidus d’images sauvages qui nous hantent que la création artistique peut opérer. En ce sens, Vladimir Nabokov pouvait, dans son autobiographie Autres rivages, affirmer que l’unique but qu’il recherchait en écrivant des romans était de retrouver ce complexe insaisissable de sensations et d’images qui avait formé le centre souverain à partir duquel a rayonné son enfance. Pour en revenir plus précisément à Castoriadis, je n’ai commencé qu’un peu plus tard (au début des années 2000) à lire ses textes de Socialisme ou Barbarie republiés en 10/18[2] (//347EF677-E764-4E38- B4D1-8612E9C3759A#_ftn2), et j’ai été là aussi très marqué, puisque cela résonnait avec un positionnement anti-autoritaire qui était un peu le mien en ce qui concerne la politique. Ce n’est d’ailleurs qu’au cours de ma thèse sur Castoriadis que j’ai réalisé combien sa réflexion permeJait de faire tenir ensemble l’exigence institutionnelle et la composante plus individuelle qui est celle du désir humain : j’ai finalement compris, à la lecture de Castoriadis, qu’il manquait à l’anarchisme une colonne vertébrale, que fournit justement l’institution. Cet apport de Castoriadis à la pensée politique de l’émancipation est considérable. Je me suis mis alors à lire intégralement L’Institution imaginaire de la société et plus généralement l’ensemble de son œuvre, ce qui m’a donné l’envie d’écrire un peu plus tard un livre sur Castoriadis, qui était devenu ma principale passion philosophique. Ce qui s’est réalisé en 2004, puisque j’ai publié aux PUF un petit livre de synthèse sur la pensée philosophique de Castoriadis dans la collection « Philosophies ». J’ai commencé au même moment une thèse sur Castoriadis sous la direction de Miguel Abensour, à l’université Paris-Diderot, tout en enseignant en lycée et en assurant quelques vacations à l’université. Pour ma part, je dois vous remercier car j’ai découvert Castoriadis grâce à vous, lors d’un colloque consacré à l’art et à la création : vous y présentiez un des apports fondamentaux de Castoriadis, à savoir l’inextricable nouage de l’individu et du social. Venant pour beaucoup de NieRsche et de Foucault, je considérais avec suspicion le pouvoir, les effets de domination dans n’importe quel groupe, peut- être au profit d’une subjectivité que je n’avais pas encore destituée de sa toute-puissance. Or, pour Castoriadis, bien qu’ils ne soient pas réductibles l’un à l’autre et doivent être considérés dans leur spécificité et dans leurs relations, l’individu et le social ne sont pas nécessairement opposés dans une alternative romantique (liberté ou totalité ; solipsisme ou communauté) : ils se trouvent dans des rapports de transformation réciproque, qui les font devenir hétéronomes ou davantage autonomes selon ce que la société institue en valeur (le conformisme ou la réflexivité par exemple). Castoriadis évite ainsi le fantasme totalitaire propre au marxisme (soumeant l’individu à des lois de l’Histoire, édictées par le Philosophe tenant du Savoir absolu, pour lesquelles il va travailler), tout comme la « robinsonnade » libérale aussi bien qu’anarchiste voulant que les individus fussent des monades en compétition parce qu’elles seraient présociales et souveraines (en ce sens, elles jouiraient de se posséder elles-mêmes). Diriez-vous justement, au contraire des discours sur la décadence d’une société consumériste, tentée par le repli identitaire et l’autoritarisme, qu’il serait possible de penser un individualisme qui ne soit pas égoïste (cf. l’individualisme possessif de C. B. Macpherson), mais positif et créateur ? Doit-il nécessairement s’adosser à un projet d’autonomie collectif ? Ce que le Manifeste du Parti communiste suggère lui-même en conclusion… Poster un commentaire Entretien avec Nicolas Poirier : « C’est peut-être à la condition de laisser ... https://unphilosophe.com/2020/06/23/entretien-avec-nicolas-poirier-cest... 1 de 4 23/06/2020, 17:03 « Cornelius Castoriadis. Du chaos naît la création », Nicolas Poirier (Editions Le Bord de l’eau, 2019) « L’ontologie politique de Castoriadis. Création et institution », Nicolas Poirier (Payot, 2011) Absolument. J’ai d’ailleurs écrit un article à ce sujet, « Réflexivité individuelle et institution démocratique » en 2010[3] (//347EF677-E764-4E38-B4D1-8612E9C3759A#_ftn3), où je cherchais à montrer, contre une tendance très neJe du néo-conservatisme contemporain présent de manière diffuse dans le monde intellectuel, que c’est par sa créativité propre que l’individu parvient à faire vivre pour le meilleur l’institution démocratique. Et par créativité, je n’entendais pas par là la citoyenneté, la préoccupation d’un individu pour le bien commun, en tout cas pas seulement et surtout pas essentiellement ; mais plutôt son potentiel de créativité, à la base anarchique et un peu sauvage, qui s’exprime évidemment de manière emblématique dans l’art, et plus largement encore dans sa sensibilité et dans son idiosyncrasie propre, même s’il ne faut pas non plus tomber dans l’idéalisation inverse de la singularité prise pour elle-même. L’idée est que pour appartenir à une collectivité et pouvoir s’y épanouir, il faut dans le même mouvement ne pas vouloir y appartenir et vouloir y adhérer pleinement : pour pouvoir être relié uploads/s3/ un-philosophe-revue-d-x27-idees-a-caractere-philosophique.pdf

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