L’Ecole Lecoq : des mouvements de la vie à la création vivante. Christophe Merl

L’Ecole Lecoq : des mouvements de la vie à la création vivante. Christophe Merlant Fondée il y a quarante-quatre ans, l’Ecole Internationale de Théâtre Jac- ques Lecoq qui a accueilli plus de 5000 étudiants de 70 nationalités est un des grands foyers de la création contemporaine1. Disparu le 19 janvier 1999 Lecoq est une de ces rares personnes à avoir inventé une méthode ; on parle désormais de la « méthode Lecoq.2» Elle est à l’origine d’innombrables productions qui alimentent le champ de la création dramatique contemporaine, ( comédiens, metteurs en scène, dramaturges, clowns de théâtre ) mais irrigue également, plus largement, les do- maines de la danse, de l’écriture ou de la scénographie. La liste de ceux qui recon- naissent leur dette envers Lecoq, de Dario Fo à Ariane Mnouchkine n’est pas l’objet de cette étude, qui se veut beaucoup plus restreinte et périlleuse que l’établissement d’un bottin. La question posée est de savoir en quoi l’Ecole Lecoq tient une place particulière dans le champ des formations pluridisciplinaires de l’interprète et des créateurs des spectacles vivants ? Je tenterai d’y répondre en me servant d’une série de conversations tenues avec Jacques Lecoq en 1998, d’entretiens avec des enseignants de l’Ecole et de notes prises en 1993-1994 en marge des cours de l’Ecole que je suivais à cette épo- que et que je lui avais soumises3. Dès la fin de la rédaction son ouvrage Le Corps poétique4 Lecoq m’avait en effet demandé de collaborer à l’« accouchement » d’un autre ouvrage dont il avait du mal à déterminer la forme, mais dont il disait vouloir « qu’il aille plus vers la poésie et la philosophie » qui sous-tendait sa pédagogie qui, elle, s’était constituée en acte. Le projet n’aura pu malheureusement voir le jour et il n’en reste que quelques premiers pas. L’interdisciplinarité plutôt que la pluridisciplinarité Pour tenter de répondre à la question il faut tout d’abord articuler les liens entre le pédagogue Jacques Lecoq, la méthode Lecoq, et l’enseignement donnés sur deux années à l’Ecole. Le charisme du pédagogue est une chose, la méthode en est une autre. Autour du pédagogue, et des fondements qu’il a établis, la méthode res- tait et reste ouverte, tant aux apports des enseignants que d’intuitions et de ques- tionnements nouveaux apportés par les étudiants. Il s’agit d’une méthode au sens propre, celle de l’accompagnement d’un chemin, mais pas d’un chemin tracé défi- nitivement et d’une programmation rigide sur deux années. En ce sens l’Ecole se revendique pleinement comme « Ecole de la création dramatique sous toutes ses formes5 » et non uniquement comme une école de formation du comédien. Ecole ouverte et formant des professionnels mais pas école professionnelle. Partant de là, l’enseignement qui est dispensé dépend tout autant du charisme des enseignants, du talent des étudiants d’une promotion, que des vertus de la méthode. Au-delà même des enseignants et des cours, une des spécificité de l’Ecole réside dans un « style » d’enseignement relativement original, indissociable de son contenu comme de ses effets, laissé en héritage par Lecoq à ceux qui animent désormais l’Ecole. Qu’entendre par pluridisciplinarité chez Lecoq ? Acrobatie, jonglage, com- bat, mime d’action, création de masques, théâtre d’objets, écriture dramatique, préparation corporelle et vocale, approche dynamique de la poésie, de la peinture et de la musique… Effectivement toutes ces disciplines sont enseignées, et la lecture de la plaquette peut donner le sentiment d’une profusion éclectique. Qui trop em- brasse mal étreint ? On peut aussi se demander en quoi une « étude dynamique de la nature » : les éléments et les matières, les couleurs, les lumières, les plantes, peut servir à la formation d’un comédien ? Certains mots comme « géodramatique des passions », « point fixe », « état neutre » utilisés dans le Corps Poétique ont laissé plus d’un lecteur sur le seuil. Comme toute démarche novatrice, celle de Lecoq suscite un certain nombre d’incompréhensions ou de rejets, tout comme des en- thousiasmes qui arrivent mal à se justifier. Vue de l’extérieur l’Ecole a une aura quelque peu mystérieuse. D’où proviennent immanquablement un certain nombre de jugements réducteurs et faux : « c’est une école de mime », ou dubitatifs : « le talent ne s’apprend pas… quelle prétention de vouloir former à la création ! » On sait que cette notion de « pluridisciplinarité », au-delà du succès actuel du mot, renvoie à la réalité effective de spectacles qui, mêlant des disciplines et des arts jusqu’ici séparés, défient les classifications traditionnelles. Que les créateurs et interprètes de ces spectacles aient reçu une formation ouverte n’a donc rien d’étonnant en soi, et ne saurait constituer l’originalité de l’enseignement chez Le- coq. C’est plus dans la manière de concevoir cette pluridisciplinarité et de la mettre en œuvre qu’il faut chercher la spécificité de l’Ecole. Le grand souci est d’éviter la dérive d’un enseignement de spécialités, séparées les unes des autres, et dont la juxtaposition mènerait à un éclectisme improductif. Pour répondre à ce risque, on peut dire en résumé que les enseignants évi- tent par dessus tout de mettre les étudiants en position de savoir faire un de peu tout, mais de ne rien savoir en faire… qui puisse développer l’imaginaire et le sens de la création. Concrètement cela se traduit par une organisation d’un cursus d’étude qui refuse, - sauf très rares exceptions, - l’idée de modules ou de stages qui s’installant dans une durée autonome, favorisent de fait, une autonomie des disci- plines. C’est pourquoi la succession et l’organisation des cours, - quatre heures sur cinq jours hebdomadaires, sans compter les travaux hors cours, - ne laisse jamais aux étudiants le temps de s’installer dans le mime, l’analyse du mouvement ou les divers types de jeux masqués par exemple. Un tel choix suppose des enseignants qui acceptent d’être beaucoup plus que des spécialistes, des experts ou des intervenants, mais croisent sans cesse leurs compétences pour faire vivre au quotidien l’esprit de l’Ecole. La disponibilité et la concertation permanentes, sont la règle d’or. C’est en ce sens qu’il faut comprendre une formule d’Antoine Vitez, - sciemment paradoxale, mais élogieuse dans ce contexte, - qui notait lorsqu’il enseignait chez Lecoq: « Ce n’est pas une école pro- fessionnelle.6 » Entendons par là que cet esprit d’Ecole inséparable du contenu des enseignements et de la méthode, impose aux enseignants, tout comme aux étu- diants, une attitude de laboratoire et de recherche constante, fort différente de celle d’une simple acquisition de savoir-faire disciplinaires. Pour rendre compte de la démarche de formation chez Lecoq, la formule « d’interdisciplinarité », en ce qu’elle insiste sur la recherche de ce qui est commun aux diverses disciplines,- et nous verrons qu’il s’agit du mouvement , - nous semble plus judicieuse que celle de « pluridisciplinarité » qui laisse subsister l’idée d’un cloisonnement discipli- naire. L’importance de cette distinction nous est confirmée par le témoignage on ne peut plus clair de Norman Taylor7 : « L’Ecole c’est tout autre chose qu’un re- groupement de professeurs ayant chacun sa spécialité et travaillant indépendam- ment les uns des autres. C’était autour de Lecoq un véritable corps d’enseignants, qui se mettait chaque année au service d’un Voyage et d’un programme. » Une des originalités de l’Ecole c’est, pour cette même raison, de ne recru- ter ses enseignants que parmi ses anciens élèves. De la naît la force d’une complici- té qui seule permet d’opérer les adaptations et les évolutions lentes de l’enseignement. Un des traits distinctifs des équipes ainsi constituées c’est qu’aucune forme de notoriété médiatique n’entre en ligne de compte dans le recru- tement des enseignants. Seuls sont pris en compte, grâce à un système de coopta- tion informel, les talents de pédagogue et l’aptitude à travailler en équipe. Lecoq se défiait également des candidatures des étudiants ayant effectué une multitude de stages de formation, les noms des animateurs fussent-ils prestigieux. Anecdote qui relève plus que d’une boutade : « Non, on ne pet pas l’inscrire lui… Il est trop for- mé, il a vu trop de monde, il ne pourra plus rien apprendre…8 » Nous reviendrons sur l’importance de cette disponibilité. Une des constantes de l’enseignement qui se poursuit sur deux années, est de ramener sans cesse à une justification dramatique, toutes les techniques qui pourraient ne donner lieu qu’à l’expression d’une virtuosité uniquement profes- sionnelle. A quoi bon savoir faire un saut périlleux en acrobatie dramatique, si ce n’est pour pouvoir s’en servir un jour dans la cabriole d’Arlequin et pouvoir jouer une situation qui justifie la technique comme par exemple « Arlequin se met à rire jusqu’à la cabriole ! »9 La tentation du « virtuosisme 10» fait perdre le jeu. Thomas Prattki, actuel coordinateur pédagogique de l’Ecole, interrogé sur cet exemple limite emprunté à l’acrobatie, et qui pourrait selon sa formule laisser penser à une « pluridisciplinarité de dispersion », montre que le saut périlleux contient en lui-même une puissante métaphore de l’acte de création poétique vers lequel convergent toutes les disciplines enseignées. L’exercice du saut périlleux, qui au départ est uploads/s3/article-cnrs-lecoq-merlant.pdf

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