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JACQUES DRILLON traité de la ponctuation française « J / gallimard/inédit JACQUES DRILLON traité de la ponctuation française t J & l , gallimard/inédit i C O L L E C T I O N T E L Jacques Drilion Traité de la ponctuation française Gallimard Ne dégradez pas le lot commun, nous dit Francis [Ponge] ; ne gauchissez pas la phrase à jamais élémentaire qui nous lie à l'être dans notre rapport à la société, à l'histoire; n'innovez pas non plus sans tenir compte de la rhétorique du corps jubilant, sans vous soucier de l'adhésion au cosmos que le corps réclame; autour des lisibles signatures des objets, dessinez de parfaits parafes. Pierre Oster, Pierre de Caen. © Éditions Gallimard, 1991. AVANT-PROPOS Sous Louis le Grand, il était fréquent de voir sur une même scène de théâtre des acteurs vêtus à l'antique et d'autres en perruque; certains «dire» le vers, d'autres le «chanter». La ponctuation est telle: tandis que Marot et Montaigne requièrent déjà les imprimeurs de respecter celle de leurs manuscrits, un Rousseau sait à peine qu'elle existe ; la prose soigneusement charpentée de Paul Valéry est contemporaine des cataractes céliniennes, Martin du Gard se plaint du peu de soin qu'apporte Gide à la ponc- tuation des Faux-monnayeurs, Apollinaire dans le néant déponctué engloutit les vers d'Alcools-, Ponge rêve à Malherbe, Queneau promène Zazie dans le tioube et compose cent mille milliards de poèmes, les linguistes patentés de la Sorbonne commentent phonèmes et mor- phèmes, des auteurs qui savent à peine lire et écrire sont élus à l'Académie, Jude Stéfan est inconnu ; quant à Jacques Roubaud, il peaufine ses virgule-à-la-ligne, ou pose ses blancs comme faisaient les bénédictins de Charle- magne. La ponctuation est le témoin placide de ces coha- bitations contre nature ; elle épouse les contours saillants d'une histoire littéraire intrépide ou frileuse, constam- ment exploratrice ou anabasienne, comme le liquide bénévole suit en silence les arêtes ou les plis du vase qui le contient. 10 Avant-propos * Elle est un code, un chiffre, auquel la règle donne sa valeur, et dont le sens arbitrairement défini peut être modifié à volonté'. Son instabilité première fait varier les usages, d'une époque à la suivante, d'un pays à son voisin : les Allemands se plaisent par exemple à certaine invec- tive, et, lorsqu'ils vous écrivent, placent un point d'excla- mation après votre nom ; alors qu'à cette effrayante apos- trophe nous préférons une douce virgule. Les Espagnols, lorsqu'ils s'interrogent, vous préviennent avec courtoisie: ils retournent drôlement un point d'interrogation et l'ins- tallent au début de la phrase; nous n'avons pas de ces déférences — mais nous en avons d'autres. Mêmement, la signification des codes s'est modifiée en quelques dizaines de lustres. Pontus de Tyard (1552) pla- çait toutes ses incises entre parenthèses. Mllc de Scudéry (1650) faisait presque toujours de même. A l'époque où Mme de Sévigné écrivait à Bussy-Rabutin, l'on mettait deux points à l'endroit de la phrase où, aujourd'hui, on emploierait un point-virgule — et inversement. Du temps que Molière jouait la comédie pour le roi, le point mar- quait déjà la fin d'une phrase; mais on avait coutume d'en placer un après le titre de la pièce qu'il avait écrite; cela ne se fait plus. Diderot plaçait la virgule où un orateur était censé reprendre son souffle. (L'histoire est bonne fille : elle ne dit rien des hésitations de Mme de Grignan, non plus qu'elle n'a chiffré la capacité thoracique de Sophie Volland.) A quoi sert ce code? Question bien difficile. Pour y répondre, il faut remonter jusqu'à des temps anciens et 1. L'ignorance de la règle, involontaire par définition, retire au signe sa valeur de code. Avant-propos 11 plus civilisés encore : Homère n'écrivait pas — il chantait, dit-on2; surtout, le grand Thucydide ne se doutait pas qu'il pût séparer les mots les uns des autres... Alors un scribe inconnu et auquel nul arc de triomphe n'a jamais été consacré s'avisa de placer un « blanc» entre chaque mot : il avait inventé le premier signe de ponctua- tion. Ici se termine le mot précédent, là commence le suivant, disait ce code. Autant dire que nul n'a songé, ni Guillaume Apollinaire, ni les dadaïstes, ni aucun autre révolutionnaire, récent ou non, à se passer jamais de cet accessoire — pourtant plus creux que la plus creuse des cruches de Francis Ponge3. Le blanc qui sépare les mots aide à la compréhension du texte écrit ; et toute la ponc- tuation est à son image. Il faut donc s'attendre à beaucoup d'incohérences, de retours en arrière; et ne point s'étonner si les grands auteurs semblent fauter ici ou là. Mais il ne faudra pas oublier non plus que les meilleurs d'entre eux, Baude- laire, Stendhal, Flaubert, Hugo, Mallarmé, Céline, Perse4, pour uniques qu'ils aient été, sont d'impeccables « ponc- tueurs » : respectueux du code, libres à jamais d'y obéir ou de le négliger. La ponctuation, en tant qu'elle est une convention admise par le lecteur comme par l'auteur, a toujours servi les écrivains jusque dans leurs plus folles entreprises. Malgré son inconstance, elle est capable de tout. Du moins le croit-on : il s'est trouvé des écrivains pour réclamer l'instauration d'un signe supplémentaire, qui aurait complété les points d'exclamation, d'interrogation 2. Dicitur aussi que caecus fuisse — mais ceci n'explique pas cela. 3. « Grâce à cet U qui s'ouvre en son milieu, cruche est plus creux que creux. » 4. A cette liste il faudrait ajouter le nom de Proust — mais le Proust qui se relisait: l'autre est un cancre... Car la ponctuation appartient à celui qui se relit. 10 Avant-propos et de suspension: le «point d'ironie5». Il s'en trouve encore, dieumerci, pour penser que l'ironie est dans la phrase, non dans le signe qui la clôt. Toute codification est imparfaite, insuffisante; Valéry disait: «Notre ponctuation est vicieuse» car «elle est à la fois phonétique et sémantique, et insuffisante dans les deux ordres. » La langue elle-même, en tant qu'elle est une pensée codifiée, est «vicieuse». Son ami Mallarmé écrit, quant à lui : «... la langue, imparfaite en cela que plu- sieurs. » Imparfaites, insuffisantes, vicieuses, d'accord. Mais quoi ? Si la ponctuation était une science exacte, alors langue et pensée seraient identiques pour tous les hommes. * Les frontières du territoire que la ponctuation occupe depuis des siècles sont aussi mouvantes que le sens des signes qui la composent. Singulièrement, la guerre de frontière qu'elle mène avec la pure typographie n'est pas près de s'achever. On ne sait toujours pas s'il faut appeler ponctuation une apostrophe, un trait d'union, un alinéa. Certains rangent « etc. » parmi les signes de ponctuation. Tout cela peut se discuter. J'ai choisi de m'en tenir aux signes habituellement reconnus comme servant à la ponc- tuation d'un texte écrit. A ceux-là j'ai ajouté l'alinéa, l'asté- risque, la barre oblique et quelques autres signes secon- daires. On peut traiter de choses graves et n'en suivre pas moins son bon plaisir. 5. Ce point d'ironie (un point d'interrogation retourné suivant l'axe vertical) a été inventé plusieurs fois ; la plus ancienne « création » de ce signe est due au Mulhousien Alcanter de Brahm (1868-1942), qui l'emploie dans son ouvrage L'ostensoir des ironies (1899). Avant-propos 11 Cette relation plus qu'étroite que, par nature, la ponc- tuation a toujours entretenue avec la typographie a deux conséquences : 1. Elle profite de la stabilité d'un artisanat ancien, fort attaché à ses traditions, jaloux de son pouvoir, et servi par des ouvriers hautement qualifiés. 2. Elle est sujette à des influences extérieures que nul ne contrôle : celle de la mise en page, de la modernisation des machines, et de l'américanisation des systèmes de composition. On ne sait s'il y a lieu ou non de s'en attrister, car de nombreux signes ont été inventés pour répondre à des nécessités plus prosaïques encore ; et c'est faute de caractères spéciaux dans les casses que les typographes ont, petit à petit, généralisé l'emploi de cer- tains signes de ponctuation : le guillemet, par exemple, n'a jamais été utilisé que pour épargner l'italique — qu'on distribue aujourd'hui avec prodigalité. Ce même guillemet disparaît à son tour, au profit d'une double apostrophe baptisée «guillemet anglais», et qui, elle, a l'avantage de faire faire l'économie d'une touche aux machines à écrire1'. Ainsi vont les choses, par déplace- ments successifs des effets et des causes, métathèse conti- nuelle qui fait évoluer la langue, la prononciation, l'écri- ture, l'orthographe et la ponctuation. Les seuls dialogues ont connu un nombre incalculable de présentations. Il n'est pas encore né, le Darwin qui dégagera la loi de cette évolution — dont la courbe tient à la fois de la droite, de la spirale et du simple gribouillis. Les besoins changent, et la manière de les satisfaire. Jadis, un copiste avait imaginé de marquer les citations en les encadrant d'un point. Le besoin était réel, la réponse trop fruste : elle n'a pas survécu. Pas plus que n'a 6. Elle ne uploads/s3/drillon-traite-de-ponctuation-francaise.pdf

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