« L’Acte et l’Idée : Badiou et l’art contemporain » Elie During « L’ACTE ET L’I
« L’Acte et l’Idée : Badiou et l’art contemporain » Elie During « L’ACTE ET L’IDÉE : BADIOU ET L’ART CONTEMPORAIN » ELIE DURING (Université de Paris Ouest-Nanterre) Version modifiée d’un texte paru dans Autour d’Alain Badiou, I. Vodoz et F. Tarby (dir.), Paris, Éditions Germina, 2011, p. 57-79. Mon intention n’est pas de dire quel est l’« effet Badiou » dans l’art contemporain, pour reprendre un tour qu’affectionnent les journalistes. En vérité, je n’en sais rien. Ou plutôt, je soupçonne que cet effet, sans être tout à fait nul, est encore trop diffus, trop indéterminé pour être soumis au jugement – à l’image, peut-être, de la réception publique de ce fameux petit livre consacré à ce dont « Sarkozy » est le nom. J’ai tenté moi-même, dans les colonnes du magazine art press, et indirectement au détour de tel entretien ou texte de catalogue [1], de faire entendre l’intérêt qu’il pouvait y avoir, pour des gens de l’art (artistes, commissaires ou critiques), de mettre leur nez dans Logiques des mondes, ou plus vraisemblablement dans le Second manifeste. Je l’ai fait sur le mode un peu facile de l’enfonçage de clou ou des pieds dans le plat, en tâchant d’anticiper, sans vraiment chercher à la conjurer, la réaction d’effroi de certains lecteurs habitués à des provocations plus convenues, dans le registre d’une pornographie calculée. Je suis bien entendu tout à fait incapable de dire si cette intervention un peu décalée par rapport au champ d’opération habituel des idées d’Alain Badiou a pu avoir le moindre « effet » sur ce lectorat lui-même assez difficile à cerner. « Contemporain » Remarquons en retour que l’effet des artistes contemporains sur la philosophie de Badiou est lui aussi, à première vue, pratiquement inexistant. Le panthéon badiousien se compose pour l’essentiel des grandes figures du modernisme. Au-delà de Mallarmé, Brecht ou Beckett, on peut citer, pour la musique, Wagner, Schönberg, Webern et Berg ; pour la poésie, Pessoa, Mandelstam et Celan. Du côté des arts dits plastiques, la liste paraît plus éclectique : à côté de Malevitch, Kandinsky, Kupka, on trouve Picasso (oui, Picasso…), et encore Pollock ou Rothko. J’en oublie certainement : la liste est longue, mais finie. Elle se stabiliserait probablement autour d’une trentaine de noms propres. À quelques détails près, elle est globalement cohérente. Et l’on ne peut qu’être frappé du fait qu’à l’exception de Beckett, et peut-être du cinéma de Godard, il n’y est pratiquement question d’aucun écrivain ou artiste qui ait produit au-delà des années 1960. A fortiori, on n’y compte aucune des figures majeures ou même mineures de l’art dit « contemporain ». Cette expression ne désigne pas, comme on sait, les artistes d’aujourd’hui, ceux qui œuvrent au moment où l’on parle, mais un certain régime de l’activité artistique, de la production et de la circulation des œuvres, dans le domaine notamment des arts visuels [2]. Badiou, pour sa part, parlerait sans doute plus volontiers de « configuration » que de « régime ». Car si quelque chose existe dont « art contemporain » est le nom – ce qui reste à établir –, le réel de cet art ne pourra finalement être avéré qu’à partir des œuvres elles-mêmes, rassemblées en séquences ou configurations artistiques. C’est là une thèse fondamentale de Badiou : qu’il s’agisse de peintures, de pièces de théâtre, de morceaux de poésie ou de musique, mais aussi bien d’installations, de performances ou d’actions, il faut toujours revenir au multiple des œuvres, caractérisé par une certaine disposition de leurs effets. Cependant la configuration « contemporaine » de l’art ne peut se soutenir uniquement de rapports de simultanéité et d’airs de famille ; elle doit se manifester concrètement comme une configuration au second degré, une configuration de configurations liées les unes aux autres par une commune décision, l’affirmation d’une nouvelle figure de l’art. Que l’ensemble des œuvres rassemblées sous la catégorie « art contemporain » présente de fait peu de consistance, c’est bien probable. La plupart des artistes et même des connaisseurs sont prêts à l’accorder. Mais cette lucidité résignée fait partie du problème : plus personne aujourd’hui ne semble sérieusement disposé à affirmer une idée de l’art qui ait quelque puissance prescriptrice pour la pensée. Badiou, on l’a compris, cherche la consistance du multiple artistique en deçà des partages catégoriels qui organisent le jugement ordinaire ou savant. Mais puisqu’on s’interroge sur une conjoncture d’époque, il vaut tout de même la peine de se demander selon quelle logique se constituent les classements spontanés ou réfléchis qui organisent notre perception du champ artistique. En reprenant à Thierry de Duve une caractérisation commode, on pourrait dire que nous avons affaire en droit à de l’« art contemporain » à chaque fois qu’un artiste produit ou crée quelque chose sous l’injonction un peu paradoxale de faire n’importe quoi, pourvu que cela puisse être posé, affirmé, soutenu comme de l’art [3]. Je dis « en droit », parce qu’en fait il existe bien entendu toutes sortes de conditions matérielles, institutionnelles, symboliques, pour qu’une œuvre devienne visible dans le champ ou sur la « scène » de l’art contemporain. Mais l’important est que la définition que je viens de donner tire toute son efficacité de ce qui lui manque, à savoir précisément une idée déterminée de ce que doit être l’art. En effet, se soumettre à l’impératif purement formel – « catégorique », dit de Duve en suivant la grille kantienne – de produire quelque chose – n’importe quoi – qui soit « de l’art », ce n’est pas laisser à la liberté souveraine de l’artiste le soin de promouvoir une idée de l’art, de prescrire ce que l’art doit être et par conséquent ce qu’il est ; c’est au contraire renoncer à dire ce qu’est l’art, c’est attendre en somme du marché ou de la dite « scène » de l’art qu’elle reconnaisse par l’effet hasardeux de son propre jeu ce qui mérite d’être compté comme « de l’art ». C’est du moins ainsi que j’interprèterais le régime contemporain de l’art, tel que le constitue le discours critique : comme une perversion du schème moderniste exposé par de Duve à partir du cas exemplaire de Duchamp. Ce raccourci, notons-le, présente l’avantage de ne pas recourir à la fable postmoderne de la fin des « grands récits ». Il permet aussi de tenir à distance l’interprétation peut-être trop charitable du « n’importe quoi » comme affirmation d’un art sans qualité, promotion du quelconque sous la grande équivalence Art = Vie. L’indiscernabilité de l’art et de la vie – trop rapidement assimilée à une indiscernabilité entre art et politique – est une proposition ruineuse pour l’art si elle se confond avec une simple esthétisation du quotidien [4] ; maintenue dans sa forme pure, comme stratégie de l’imprésentation, elle risque de conduire à sa dissolution sous la forme d’un activisme de l’opération furtive ou d’une mystique du désœuvrement, de sorte que se repose tôt ou tard la question de savoir comment instituer une scène de l’acte artistique qui maintienne l’évidence de l’art sans le faire basculer dans un histrionisme généralisé. De cette affaire, Badiou retient l’essentiel, à savoir le primat de l’acte artistique comme puissance absolue de commencement, concentré dans le présent de son effectuation [5]. L’affirmation du présent comme mesure du réel, aux dépens de la sédimentation historique des formes et des codes légués par la tradition, explique que le geste artistique privilégié soit celui de la rupture, inséparable de l’institution du nouveau. La fonction du manifeste est d’inscrire formellement ce geste, de déclarer la nouveauté [6]. Il est certes tentant, de ce point de vue, d’assimiler l’acte artistique à un acte de langage, suivant un schème performatif qui semble s’accorder naturellement à la forme vide de l’impératif catégorique. Badiou ne va pas jusque là. Mais il est clair que si l’acte peut s’émanciper de l’objet et s’identifier, à la rigueur, à de simples gestes, voire à des « attitudes », il faut que l’art se soutienne constamment d’énoncés qui le manifestent dans le champ des productions culturelles. Quitte à ce que ces énoncés deviennent des « formes » travaillées pour elles-mêmes (comme on l’observe avec Fluxus, ou dans certains avatars de l’art conceptuel) ; quitte aussi à ce qu’ils se réduisent finalement à un constatif au contenu absolument indéterminé, dès lors que, chargé de manifester le caractère absolu de la volonté artistique, il s’applique virtuellement à tout ce qu’on voudra, là même où l’œuvre manque. Mais « ceci est de l’art » est un énoncé risqué, dont le succès n’est nullement garanti ; il constitue par là même une véritable aubaine pour ceux qui font métier de discourir sur l’art, et d’en garantir la visibilité sur les scènes instituées de la « médiation culturelle ». Faut-il s’étonner, dans ces conditions, qu’un art « à l’état gazeux » (selon l’expression d’Yves Michaud), tendanciellement dématérialisé, cherche du côté du discours la consistance qui lui manque du côté de ses objets ? Que la théorie, et même la philosophie, en vienne à s’intégrer à la uploads/s3/elie-during-l-x27-acte-et-l-x27-idee.pdf
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- Publié le Nov 21, 2022
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