BAR1'LEBY OU LA CRÉA1'ION Giorgio Agamben Bartleby ou la création Traduit de l'

BAR1'LEBY OU LA CRÉA1'ION Giorgio Agamben Bartleby ou la création Traduit de l'italien par CaroleWalter Imprimé en E. U. ISBN: 978-2-84242-362-9 © 2014, les éditions Circé, Strasbourg Nam simul cum cathedra creavit Deus tabulam quamdam ad scribendum, que tantum grossa erat quantum posset homo ire in mille annis. Et erat tabula illa de perla albissima et extre- mitas eius \,lndique de rubino et locus medius de smaragdo. Scriptum verum in ea existens totum erat punssime claritatis. Respiciebat namque Deus in tabulam illam centum vicibus die quolibet et quantiscumque respiciebat vicibus, construebat et destruebat, creabat et occidebat ... Creavit namque Deus cum pre- dicta tabula pennam quamdam claritatis ad scribendum, que habebat in se longitudinis quantum posset homo ire in VC annis et tan- tumdem ex latitudine quidem sua. Et ea crea ta, precepit sibi Deus ut scriberet. Penna vero dixit: "Quid scribam?" At ille respondens: "'Tu scribes sapienciam meam et creaturas omnes meas a principio mundi usque ad finem." L'Echelle de Mahomet, chap. xx. 1. Le scribe ou de la création En tant que copiste, Bart/eby appartient à une constellation littéraire dont l'étoile polaire est Akakij Akakievic ('là, dans ces recopiages, le monde était pour lui, en quelque sorte, enfermé tout entier. .. certaines lettres étaient ses favorites, et, quand il y arrivait, il perdait tout à fait la tête JJ ); en son centre se trouvent les deux astres jumeaux Bouvard et Pécuchet ("bonne idée nour- rie en secret par chacun d'eux ... : copierJ)), et, à l'autre extrémité, brillent les lumières blanches de Simon Tanner ("Je suis copisteJ) est la seule identité qu'il revendique) et du prince Mychkine, qui peut reproduire sans effort n'importe quelle calligraphie. Un peu plus loin, telle une brève cohorte d'astéroïdes, les greffiers anonymes des tri- bunaux kafkaïens. Mais il existe aussi une con- stellation philosophique de Bart/eby, et il se peut que celle-ci seulement contienne le chiffre de la figure que celle-là ne fait que tracer. II I. 1. Le lexique byzantin connu sous le nom de Suidas rapporte, à la rubrique Aristote, cette singulière définition: ''Aristote était le scribe de la nature, qui trempe sa plume dans la pen- sée". Dans ses notes à la traduction de l'Œdipe de Sophocle, Holderlin cite sans raison appar- ente ce passage, en le modifiant moyennant une petite correction: Aristote était le scribe de la nature, qui trempe une plume bienveil- lante (eùnoun au lieu de eis noun). Les Etymologies d'Isidore en connaissent une ver- sion différente, qui remonte à Cassiodore: ''Aristoteles, quando perihermeneias scriptabat, calamum in mente tingebat" (Aristote, quand il écrivait son traité de l'interprétation - une des œuvres logiques fondamentales de l' organon - trempait sa plume dans l'esprit). I3 Dans un cas comIne dans l'autre, ce n'est pas tant l'image du scribe de la nature (qu'on trouve déjà chez Atticus) qui est décisive, que le fait que le nous, pensée ou esprit, soit comparé à un encrier dans lequel le philosophe trempe sa plume. :Lencre, la goutte de ténèbres avec quoi la pensée écrit, est la pensée elle-même. D'où vient cette définition, qui nous présente la figure fondamentale de la tradition philosophique occidentale sous l'humble apparence d'un scribe, et la pensée comme un acte - fût-il très particulier - d'écriture? Il n'y a qu'un texte dans tout le corpus aristotélicien où nous trouvions une image assez proche, qui peut avoir fourni un point de départ à Cassiodore ou au métaphoriste inconnu; un texte qui n'appartient pas, cependant, à l' organon logique, mais au traité sur l'âme. C'est un passage du livre trois (430 a) où Aristote compare le nous, intellect ou pensée en puis- sance, à une tablette à écrire, sur laquelle rien n'est encore écrit: "de même que sur une tablette à écrire (grammatéion) où rien n'est écrit en entéléchie, de même en va-t-il pour le " nous. 14 Dans la Grèce du quatrième siècle avant J.-C., l'écriture à l'encre sur une feuille de papyrus n'était pas la seule pratique courante; plus com- munément, surtout pour un usage privé, on écrivait en gravant au stylet une tablette recou- verte d'une mince couche de cire. Arrivé à un point crucial de son traité, au mornent de chercher à connaître la nature de la pensée en puissance et la façon dont elle passe à l'acte d'intellection, c'est à l'exemple d'un objet de ce genre que recourt Aristote, probablement la tablette même sur laquelle il notait à ce moment ses pensées. Beaucoup plus tard, quand l'écriture à la plume et à l'encre fut de- venue la pratique dominante, et que l'image aristotélicienne risquait de paraître désuète, quelqu'un la modernisa au sens retenu ensuite par Suidas. 1. 2. Dans la tradition de la philosophie occi- dentale, l'image connut une grande fortune. Le traducteur latin, qui rendit grammatéion par tabula rasa, la confia à une nouvelle his- 15 taire qui devait déboucher, d'une part, sur la "feuille blanche" de Locke ("supposons qu'au début l'esprit soit ce qu'on appelle une feuille blanche, vierge de tout caractère, sans aucune 'idée"') et, de l'autre, sur l'expression impro- pre de faire table rase. Limage contenait en effet la possibilité d'une équivoque, qui a sans doute contribué à son succès. Déjà Alexandre d'Aphrodise avait noté que le philosophe n'aurait pas dû parler d'un grammatéion, mais, plus précisément, de son epitedeiotes, c'est-à- dire la fine couche de cire malléable qui le recou- vre et sur la quel-le le stylet grave les caractères (pour reprendre les termes des traducteurs latins, non pas tabula rasa, mais rasura tabu- lae). Lobservation (Alexandre avait de bonnes raisons d'y insister) était de toute façon perti- nente. En effet, la difficulté qu'Aristote essaie de contourner avec l'image de la tablette, réside dans la pure puissance de la pensée et dans la façon dont est concevable son passage à l'acte. Car, si la pensée avait déjà en soi une forme déterminée quelconque, si elle était déjà quelque chose (tout comme la tablette à écrire est une chose), elle se manifesterait né ces- r6 sairement dans l'objet intelligible et ferait ainsi obstacle à son intellection. C'est pourquoi Aristote prend soin de préciser que le nous "n'a pas d'autre nature que celle d'être en puissance, et, avant de penser, n'est en acte absolument . " nen. Lesprit n'est donc pas une chose, mais un être de pure puissance et l'image de la tablette à écrire sur laquelle rien n'est encore écrit sert précisément à représenter la façon dont existe une pure puissance. En effet, toute puissance d'être ou de faire quelque chose est, pour Aristote, toujours aussi puissance de ne pas être ou de ne pas faire (dynamis me einai, me energhein), sans quoi la puissance passerait tou- jours déjà dans l'acte et se confondrait avec lui (selon la thèse des Mégariques réfutée par Aristote dans le livre théta de la Métaphysique). Cette "puissance de ne pas" est le secret cardi- nal de la doctrine aristotélicienne sur la puis- sance, qui fait de toute puissance en soi une impuissance (tou autou kai kata to auto pasa dynamisadynamia, Met. 1046 a, 32). De même que l'architecte garde sa puissance de construire même quand il ne la met pas en acte, de même I7 que le joueur de cithare est tel parce qu'il peut aussi ne pas jouer de cithare, ainsi la pensée existe comme une puissance de penser et de ne pas penser, comme une tablette recouverte de cire sur laquelle rien n'est encore écrit (l'intellect possible des philosophes médié- vaux). Et, de même que la couche de cire mal- léable est rayée par le stylet du scribe, de même la puissance de la pensée, qui n'est pas quelque chose en soi, laisse advenir l'acte de l'intelli- gence. 1. 3. A Messine, entre 1280 et 1290, Abraham Abulafia compose les traités kaba- listiques qui, restés manuscrits pendant des siè- cles dans les bibliothèques européennes, ne devaient être portés à l'attention des non spé- cialistes qu'au cours de notre siècle, par Gershom Scholem et Moshe Ide!. La création divine y est conçue comme un acte d'écriture, où les lettres représentent, pour ainsi dire, le véhicule matériel par quoi le verbe créateur de Dieu - assimilé à un scribe qui manie sa plume r8 - s'incorpore aux choses créées. "Le secret qui est à l'origine de la multitude des créatures est la lettre de l'alphabet, et chaque lettre est un signe qui se réfère à la création. De même que le scribe tient sa plume en main et, grâce à elle, tire quelques gouttes de la matière de l'encre, préfigurant dans son esprit la fonne qu'il veut donner à la matière - tous gestes où la main du scribe est la sphère vivante faisant se mou- voir la plume inanimée qui lui sert à faire courir l'encre sur le parchemin représentant le corps, support de lamatière et de la forme - de mêrne des actes semblables sont accomplis dans les sphères supérieures et inférieures de la créa- tion, comnle les êtres doués d'intelligence peu- vent le comprendre d'eux-mêmes, car il est interdit d'en dire uploads/s3/giorgio-agamben-carole-walter-bartleby-ou-la-creation-circe-2014.pdf

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