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459 POUR CONCLURE Au terme de ce cours, il convient de s'interroger sur la significa- tion profonde de ce qui a été présenté, et c'est également le moment d'un peu plus de subjectivité. Nous avons d'abord examiné ensemble les rapports entre le droit international et le milieu ou l'environnement qui lui a donné nais- sance et lui a imprimé sa spécificité, ainsi que les facteurs qui ont pesé ou pèsent aujourd'hui sur son évolution. Nous avons analysé ensuite le droit international en tant que système, en essayant de démonter ses mécanismes, pour voir comment ils s'articulent l'un par rapport à l'autre, pour produire quel ensemble et dans quel état de fonctionnement. Je me suis également référé à plusieurs reprises à la structuration progressive, à la hiérarchisation et à la différencia- tion fonctionnelle des mécanismes et des normes. A travers ces touches successives, se révèlent progressivement les linéaments contortionnés de ce qui ne correspond que vaguement à l'archétype d'un système juridique, dont j'espère avoir réussi à don- ner quand même une idée un peu plus claire que celle que nous avons du monstre de loch Ness. L'image qui émerge n'est peut-être pas très esthétique. Elle n'est pas, de toute manière, au goût de tous. Elle est même formellement contestée par certains internationalistes éminents, séduits comme ils le sont par l'esprit de clarté et de simplicité du droit international classique376. Que disent-ils? Que nous avions un système clair et simple du droit international, où le droit se distinguait nettement du non-droit, à travers des critères sûrs et facilement identifiables, et tout le droit était d'une même nature et constituait une seule catégorie. La nou- velle représentation en fait un magma juridique, qui ne distingue pas, ou pas nettement, le droit du non-droit, et qui postule des catégories au sein du droit (mais le dépassant), également difficiles à identifier, à distinguer les unes des autres, et surtout à mettre en œuvre dans la pratique. C'est la nostalgie du temps passé et de la simplicité 376. Leur porte-parole le plus éloquent est le professeur Prosper Weil, parti- culièrement dans un article qui a fait date, intitulé « Vers une normatività relative en droit international?», RGDIP, 86 (1982), p. 5. Voir également la version anglaise, plus peaufinée, dans AJIL, 11 (1983), p. 413. 460 Georges Abi-Saab d'antan, qu'on peut bien comprendre, mais qui ne se justifie pas nécessairement. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la représentation classique a bénéficié de siècles de rationalisation, alors que la vision moderne que j'ai essayé d'esquisser en est encore à ses premiers balbutie- ments. Le critère de choix entre elles n'est pas la cohérence et la simplicité de l'exposé en soi, mais sa correspondance à la réalité en mouvement. Il en était de même pour la théorie de Darwin au XIXe siècle, théorie qui s'est imposée par la suite, pour devenir l'orthodoxie scientifique d'aujourd'hui. La théorie de l'évolution nous fournit d'ailleurs des analogies saisissantes avec l'état actuel du droit inter- national. Si nous regardons un poisson coloré nager dans l'eau sans effort ou en se modulant, il nous paraît très beau et élégant, notam- ment si on le compare avec un reptile maladroit et disgracieux tel l'iguane. Or, sur l'échelle de l'évolution, l'iguane est plus avancé, car si le beau poisson n'avait pas essayé de sortir de l'eau et devenir reptile maladroit, nous ne serions pas là aujourd'hui. Il est vrai que les sauriens ne sont plus des poissons élégants, et pas encore des chevaux arabes pleins de grâce ou des hommes intel- ligents; mais ils sont un chaînon nécessaire pour que le processus continue dans cette direction. Il en est de même pour ce qui est du système juridique internatio- nal dans son état actuel d'évolution. Il reflète une étape intermé- diaire, passant d'un état invertébré — un ensemble sans structure définissable ni différenciation de fonction entre ses composantes — vers un système à structure émergeante — avec une colonne verté- brale, peut-être encore molle, mais en voie de solidification par une différenciation et une hiérarchisation cellulaire. Cette structure n'est peut-être pas très cohérente ni clairement décelable, car elle n'est pas encore sortie de la phase dynamique de la mutation. Mais cela ne signifie pas qu'elle n'existe pas déjà. A cette vision s'opposent les représentations réductionnistes du droit international. J'ai déjà parlé du positivisme normativiste de Kelsen, qui réduit tout le droit à des normes vidées de leur contenu. De même pour l'école critique que je viens de mentionner, qui se veut également positiviste mais plutôt volontariste, et qui prêche le retour à la vision simpliste d'un droit international classique com- posé de règles issues exclusivement de la volonté des Etats, règles qui sont à tout point de vue pareilles, sans aucune hiérarchie ni spé- Cours général de droit international public 461 cialisation de fonctions. Le droit international se réduit ainsi à un amalgamme de règles plus ou moins spéciales, à des relations juri- diques bilatérales ou plurilatérales, car le volontarisme revient à cela. Comme pour Kelsen, cette vision atomiste du droit international reflète une part de vérité, mais pas toute la vérité. Car s'il est vrai que tout corps, organisme ou système peut être réduit à ses particules élémentaires, cela n'implique pas nécessairement qu'elles sont toutes identiques. Par conséquent, nous ne pouvons pas expliquer exclusi- vement et totalement à partir de ces particules la structure et le fonc- tionnement de cet organisme, ni la spécificité des différentes espèces d'un même genre. C'est comme si l'on disait que parce que, toutes les cellules vivantes contiennent des acides aminés, elles sont toutes pareilles; et qu'à partir de n'importe laquelle d'entre elle nous pouvons expliquer tout le cycle de vie et toute la gamme infinie des êtres vivants. Cela nous amènerait nécessairement au niveau de la cellule qui peut servir de manière autosuffisante comme représentation de la vie, c'est- à-dire au niveau de l'amibe unicellulaire, où chaque cellule a exacte- ment la même structure et chacune remplit à elle seule toutes les fonc- tions vitales de l'organisme et qui se situe au plus bas de l'échelle de l'évolution. Nous serions également obligés d'ignorer tout ce qui dépasse cet organisme unicellulaire parce qu'il ne peut pas être exclu- sivement expliqué par lui, c'est-à-dire tous les autres organismes dont l'étude nécessite la prise en considération à la fois de plusieurs types de cellules qui se partagent les fonctions en se spécialisant. Est-ce là la preuve que ces autres types d'organismes plus évolués n'existent pas? Evidemment pas, mais au contraire la preuve que l'approche suivie n'est pas à même de les appréhender, qu'elle ne correspond plus en tant que théorie explicative à ces stades avancés de l'évolution de la vie. Il en va de même pour ce qui est du droit international. Le choix que nous devons faire ici n'est pas entre deux systèmes de droit international : le système classique, primitif et lacunaire, mais ayant fait ses preuves à travers sa longue existence pour constituer un «acquis»; l'autre n'étant qu'un projet de société de la communauté internationale, maladroit et compliqué, et qui n'a pas encore passé l'épreuve de la réalité. Nous devons plutôt choisir entre deux théories celle qui repré- sente au plus près et le plus fidèlement le système du droit interna- tional comme il existe aujourd'hui et explique au mieux sa dyna- 462 Georges Abi-Saab mique et la direction de son évolution. Il ne s'agit pas de la clarté, de la simplicité ou de la cohérence de la représentation, mais de sa fidé- lité à la réalité en mouvement. Et si cette réalité est compliquée, c'est la trahir que de trop la simplifier. Ce n'est pas nécessairement du positivisme que de s'attacher désespérément à une vision juridique d'un monde disparu, vision qui n'est plus capable d'appréhender le phénomène juridique actuel dans sa totalité, ni même en grande partie, moins encore d'expliquer son évolution et sa direction. C'est plutôt la nostalgie du monde evanes- cent que représentait cette vision; car l'âge d'or du droit internatio- nal classique, dans sa version mise à jour du positivisme volonta- riste, était le XIXe siècle historique, de Vienne à Versailles. C'est donc la représentation d'un statu quo ante qu'on aimerait restaurer et non la description juridique fidèle de ce qui existe aujourd'hui. Il ne s'agit dont pas que d'une pure confrontation doctrinale entre la nostalgie de la simplicité et la logique de la complexité, mais de l'intelligence du monde réel en termes du droit. Je dois admettre cependant que les paradigmes épistémologiques ou les théories explicatives générales peuvent être très différents tout en procédant des mêmes faits et détails techniques. Ils sont un peu comme des kaléidoscopes; on regarde dans le kaléidoscope et on voit les élé- ments s'articulant d'une certaine manière pour former un ensemble donné; on passe le kaléidoscope à un autre, ce sont toujours les mêmes éléments, mais l'ensemble qu'il voit peut lui paraître très dif- férent. Cependant, quand nous discutons des éléments spécifiques, il n'y a pas de différence radicale dans le discours. Car il s'agit là de technique uploads/S4/ 07-pour-conclure.pdf

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  • Publié le Oct 10, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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