Methodos 4 (2004), Penser le corps Penser le corps L’homme-masque. Sur la dimen
Methodos 4 (2004), Penser le corps Penser le corps L’homme-masque. Sur la dimension anthropologique du droit. Gilles LHUILIER RÉSUMÉ Le droit de la personne et du corps pourrait être nommé le droit des masques. Persona, à Rome, c'est le masque de théâtre de l’acteur, et le rôle joué par lui, qui devait parler avec éclat (sonare), c’est-à-dire à la fois le signe et l’action représentée. La modernité a révisé cette étymologie, sous la double influence (souvent contraire) du christianisme et du rationalisme, exprimant l’un et l’autre la croyance en une nature singulière de la personne, divine ou rationnelle. D’abord, le droit du corps protège le corps car il porte la trace de la personne, comme l’homme porte la trace de Dieu. Les droits de l’homme font ainsi de la dignité, à l’imitation de la théologie catholique, la catégorie qui permet de protéger le corps : l’euthanasie est interdite, l’avortement est une exception. Ensuite seulement, sous l’influence du rationalisme, le droit fait du corps une liberté du sujet qui peut donc presque tout : admissibilité d’une reproduction assistée, dons d’organes… Cette toute-puissance de l’individu exprime la croyance en l’Homme-Dieu. Un retour à l’origine étymologique romaine où le masque n’était qu’un signe, est-il aujourd’hui pensable ? À l’image des Masques Bambara ou des masques Grecs de Dionysos, la personne, et le corps ne seraient alors que des récits créant un monde de signification qui institue le sujet. L’humanité serait alors ce récit : il n’y aurait « personne » derrière le masque. ABSTRACT The law of the person and of the body may be called the law of the masks. Persona, in Roma, is the theatre mask of the comedian and the role played by him, who had to speak heartily (sonare), i.e. both the sign and the represented action. Modernity revised such etymology under the double and contradictory influence of Christianity and rationalism, both expressing the belief in a specific nature of the person, divine or rational. Firstly, the law of the body protects the body as it contains the trail of the person in the same way as man bears God’s print. On the model of catholic theology, human rights thus make dignity the category which allows to protect the body : euthanasia is forbidden, abortion is an exception. Only afterwards, under the influence of rationalism does law make the body a freedom of the person which is then capable of nearly everything : allowance of an assisted reproduction, organs gifts… This omnipotence of the individual expresses the belief in man-God. Is a coming-back to the roman etymological origin where mask was only a sign, today imaginable ? Mirroring Bambara masks or greek masks of Dyonysos, the person and the body would then only be narratives that create a world of meanings which « institute » the person. Then mankind would be this narrative : there would be « nobody » (or « no person ») behind the mask. PLAN I. L’ANTHROPOCENTRISME DU DROIT : DIGNITÉ DU CORPS ET PUISSANCE DE LA VOLONTÉ. Le corps-personne. La dignité de la personne et l’intégrité du corps. Les droits de l’homme comme Christologie. La toute-puissance du sujet sur le corps. L’Homme-Dieu. Archéologie du corps moderne : le cadavre. II. LA FONCTION ANTHROPOLOGIQUE DU DROIT : LE RETOUR DES MASQUES. Les deux conceptions du signe (juridique). Signe et sujet. La controverse sur la dimension symbolique du droit. Droit, théologie, esthétique. L’exemple de l’État-masque. Le corps comme signe. La personne, le masque, le sexe. TEXTE INTÉGRAL « Il est dur, quand tout nous pousse à dormir, en regardant avec des yeux attachés et conscients, de nous éveiller et de regarder comme en rêve, avec des yeux qui ne savent plus à quoi ils servent, et dont le regard est retourné vers le dedans. » Antonin Artaud, Le théâtre et son double, 1937. Les masques sont inquiétants. Comme le droit. Son étrangeté est liée à celle des masques. Car le droit fait de la personne un masque. Le droit de la personne et du corps pourrait être nommé le droit des masques : « Le droit des personnes touche à la question du masque. Persona, c'est le masque. Penser en ces termes change notre vision, si du moins nous prenons au sérieux l'enseignement de l'étymologie. Chez les juristes universitaires, ce serait un bon shampooing, n'est-ce pas : nous allons étudier maintenant, paragraphe deux, le droit des masques. Il y a de quoi faire trembler la Faculté, l'Université, sur ses bases. Sommes-nous donc à égalité avec le monde nègre ? 1 » Le masque est à la fois l’apparence du visage de l’homme, et l’origine de la personne juridique. Très singulier est le rapport entre le masque et celui qui le porte, parfois dissimulant, parfois révélant, et toujours lui permettant d’agir. Le masque est le lien entre ce corps qu’il dissimule et la personne qu’il représente. À Rome, étymologiquement, le sens premier de persona est le masque de théâtre de l’acteur, et le rôle joué par lui, qui devait parler avec éclat (sonare), c’est-à-dire à la fois le signe et l’action représentée 2. Puis, la personne désigna le rôle, la parole des parties dans un procès, qu’il soit demandeur (persona actoris) ou défendeur (persona rei). Par extension, persona est l’homme, mais seulement tel qu’il se présente dans la vie juridique, remplissant les différentes paroles ou les différents rôles que l’ordre juridique peut lui attribuer : rôle de père ou de fils de famille, d’esclave, d’affranchi 3. La persona n’est donc qu’un moyen technique de localisation et d’imputation des droits et des obligations. Et surtout, la persona n’est pas synonyme d’être humain, et n’a pas de rapport avec l’être concret, ni avec le corps. Persona et personne concrète ne coïncident donc pas nécessairement. Ainsi de l’esclave, qui peut être persona, bien qu’il ne soit pas pleinement capable, lorsqu’il exerce une fonction qui le met en relation avec le système juridique, et res lorsqu’il est objet d’un contentieux. Quant au corps, il est nécessairement une res, la persona n’étant qu’un artéfact, une technique d’imputation. Corpus désigne d’ailleurs étymologiquement l’élément matériel des choses. Et la question de savoir si le corps est une chose n’est pas très pertinente dans le droit romain où les personnes elles-mêmes peuvent être considérées comme des res, où l’homme libre peut se vendre, et où le pater peut vendre ses enfants. La res est alors en son étymologie seulement le point discuté, la chose débattue, l’objet du procès, qui peut être une personne ou une chose 4. Dans cet univers, pas d’homme, pas de personne humaine, pas de sujet concret, d’individu, de droit subjectif, de sujet… Le droit romain se présente comme une technique, un ars, où les catégories techniques sont posées sans référence à un être humain individuel. L’homme, au sens d’individu n’existe pas en tant que tel mais est inséré dans des groupes, dans des status, qui font de lui le membre d’une famille, d’une cité, ou de la communauté des hommes libres. Ainsi, dans le droit romain, « le droit n’est pas l’attribut de l’individu, isolément considéré, mais une quantité délimitée de prérogatives et de charges 5. » Cette conception de la personne et du corps est objectiviste, liée à l’autorité du système juridique, abstraite, non idéaliste, autonome par rapport à l’être humain. Et l’Ancien Droit recevra cette conception technique de la personne, « l’état des personnes » désignant alors ces règles relatives à la capacité juridique, c’est-à-dire l’ensemble des status, l’ensemble des qualités. La personne n’est alors qu’un procédé métaphorique, un transfert de sens. Aujourd’hui, le corps est devenu l’homme lui-même. L’individu est devenu le sujet moral, le « moi », indistinct de son corps : « Comment pourrais-je […] avoir un droit sur mon corps, puisque mon corps, c’est moi ? 6 » Cette naissance de l’homme, distinct de son masque, est la marque de la modernité, qui va réinterpréter les anciennes catégories du droit et leur étymologie. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est à cet égard exemplaire : « Le mot latin signifie proprement le masque que prenoit un acteur. Le mot est composé de ‘ sonare ‘ = rendre du son et ‘ per ‘ = particule ampliative. Il signifie donc : ‘ rendre un son éclatant ‘ ; le même nom de personne fut employé ensuite pour exprimer le rôle même dont l’auteur étoit chargé ; et c’est une métonymie du signe pour la chose signifiée, parce que la face du masque étoit adaptée à l’âge et au caractère de celui qui étoit censé parler ; et que quelquefois c’étoit son portrait même : ainsi le masque étoit un signe non-équivoque du rôle 7. » Si la personne était une simple méthaphore, elle est désormais qualifiée de métonymie, car il y a bien un sujet réel derrière le masque du droit. La question du corps renvoie ainsi étrangement à celle du langage, c’est-à-dire au rapport entre les mots et les choses, qui est au cœur même de la singularité du droit : la force des discours. Quelles uploads/S4/ l-x27-homme-masque-de-gilles-lhuilier.pdf
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- Publié le Jul 05, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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