. Recueil Dalloz 1990 p. 199 La règle de droit comme modèle Antoine Jeammaud 1.
. Recueil Dalloz 1990 p. 199 La règle de droit comme modèle Antoine Jeammaud 1. - La règle de droit est une « règle de conduite dans les rapports sociaux, générale, abstraite et obligatoire, dont la sanction est assurée par la puissance publique » (1). Que l'on adopte cette définition ou qu'on lui préfère une variante marquant son appartenance à un genre des « ordres », « commandements », « impératifs » ou encore des « directives », il n'est guère contesté que toute règle juridique a pour objet une conduite, par là même imposée, interdite ou permise. Dans son champ de validité, tout ordre juridique répartirait les actions humaines en licites (prescrites, positivement permises, ou indifférentes) et illicites (actions prohibées ou abstentions d'accomplir ce qui est prescrit) ; encore que cette répartition selon un code binaire puisse être troublée par le sentiment d'un « vide juridique » rendant incertain le statut d'un comportement dont on souhaiterait qu'il fût explicitement commandé, interdit ou autorisé. Cette conception des règles de droit et de leur rapport aux actions relève de ce « sens commun théorique des juristes », qui fournit la matière commune de la plupart des ouvrages et des enseignements d'introduction au droit. Elle est reçue ou confortée par maintes productions de théorie ou philosophie du droit, à commencer par le normativisme kelsénien. Les sociologues qui s'intéressent à la présence du droit dans les relations sociales paraissent s'en accommoder, si même ils n'en font le présupposé d'une notion bien sommaire de l'effectivité (les comportements conformes) ou de l'ineffectivité (les comportements infractionnels) des normes. Soucieuses de dévoiler les fonctions sociétales du droit au coeur d'un mode de production générateur d'inégalités et de domination, les approches critiques ne s'inquiètent guère de sa pertinence. Il est vrai que, si nul ne dénonce plus dans le droit la volonté masquée de la classe dominante ou une pure variété de violence, cette vision de la norme juridique comme précepte de conduite peut faciliter la démonstration de sa vocation à garantir et légitimer un ordre social établi tout en servant quelques changements désirés par les détenteurs du pouvoir. Nous voudrions pourtant convaincre de rejeter cette définition. Elle pèche par simplisme et irréalisme à la fois. Notre conviction est que, si un ordre juridique comme le droit étatique français de ce temps se présente d'abord comme un ensemble de normes, celles-ci ne constituent pas toutes, tant s'en faut, des règles de conduite. Il s'agit, tout au plus, de règles pour des actions. C'est en cela qu'elles appartiennent au genre des normes éthiques, et non en raison de ce que serait nécessairement leur objet (2). 2. - L'ambition de cette mise en cause paraît d'abord limitée. Elle ne prétend pas fournir une réponse exhaustive à la question « qu'est-ce qu'une règle de droit ? », mais seulement montrer l'inadéquation à l'expérience la plus banale d'une définition reçue par des juristes, théoriciens et philosophes du droit de diverses obédiences. Elle se veut modeste contribution à cette manière de polyphonie qu'est tout naturellement la pratique de la théorie du droit, dans la mesure où cette dernière prétend moins découvrir la vérité du droit que proposer des concepts utiles à un progrès continu dans sa compréhension. Ainsi ne pensons-nous pas que l'élucidation de la vocation spécifique des dispositions dont il est convenu qu'elles ont « valeur normative » engage nécessairement dans les débats contemporains sur l'ontologie du droit. Quelle que soit la position préférée à cet égard (3), la question « qu'est-ce qu'une règle juridique ? » devrait demeurer pertinente pour quiconque admet que la Constitution, les codes, lois, décrets, etc. ont à voir avec le droit, même s'ils ne le constituent pas en eux-mêmes ou à eux seuls. « Douter que le droit (quoi qu'il soit en englobe d'autres) comprenne des règles et que ces dernières soient l'un des aspects saillants du droit, semblerait trop violemment contraire à l'expérience commune » (4). Notre rejet de la conception « déontique » généralement partagée se rapporte à l'expérience d'une société étatique telle que la nôtre. Rien n'autorise, en effet, à prétendre que la normativité est de l'essence du juridique, donc que l'existence de règles objectivées et préposées est première au point de rendre inconcevable un modèle juridique charismatique (5). Ainsi n'implique-t-il pas de position particulière sur le délicat problème des frontières de la juridicité, à supposer que l'on s'entende pour le formuler utilement sur la base d'une hypothèse raisonnable d'un pluralisme juridique qui ne condamne pas à sombrer, soit dans le panjurisme, soit dans un complet relativisme (6). Il ne commande pas davantage de position déterminée dans les discussions sur les fonctions du droit - à quoi, à qui sert le droit dans telle société ? - dont l'élucidation demeure l'objectif primordial des démarches critiques face à ce qu'il faut bien nommer « l'idéologie juridique dominante ». Toutefois, la distance que le rejet de la vision déontique conduit à prendre avec la représentation courante d'un droit encadrant strictement les actions, et prenant en quelque sorte chacun de ses sujets par la main, oriente vers une compréhension plus réaliste du modus operandi de ce droit dans le quotidien. La « rigueur de la loi » s'en trouve relativisée et l'on pressent plus clairement la variété des voies de cette « contrainte » qu'évoque l'idée même de loi. En cela aussi, la thèse très partielle qui va être exposée inspire la défiance à l'égard de toute théorisation radicale de la systématicité du droit et incite à préférer, moyennant sans doute quelques amendements, un recours au paradigme du jeu (7). Elle doit, à tout le moins, prémunir contre une compréhension de type organisciste ou téléologique de la régulation sociale à laquelle concourt le droit et de sa manière spécifique d'y participer (8). 3. - Nous parlerons indifféremment de règle ou norme juridique. L'extrême dispersion des distinctions parfois proposées entre des concepts que désigneraient respectivement ces deux vocables recommande de s'en tenir à l'usage terminologique le plus répandu. Pour certains, normes et règles constituent deux catégories différentes, mais l'accord cesse lorsqu'il s'agit de repérer le genre et l'espèce. D'autres voient plutôt dans la norme une composante de toute règle. Voilà qui est affaire de convention (9). S'il paraît opportun de tenir pour synonymes les expressions « règle de droit » et « norme juridique », il ne faut pas méconnaître, en revanche, la distinction essentielle des règles et des décisions. Nous ne suivrons pas les auteurs qui regroupent ces deux espèces dans un genre des « normes » (10). Cette option terminologique pourrait cependant se prévaloir d'une partielle analogie d'usage de la règle (ou norme) et de la décision. Cette dernière, dont on trouve maintes variétés dans la vie du droit (dispositif d'un jugement, nomination, mais aussi disposition abrogatoire logée dans une loi ou disposition sur l'application d'une loi dans le temps, édiction d'un transfert de propriété ou de capital inscrite dans une loi de nationalisation, amnistie édictée dans une loi, etc.), est certes un acte tendant à modifier ponctuellement la situation ou l'objet qu'elle affecte et elle s'épuise dans cette intervention (11). Ses effets, néanmoins, s'avèrent durables, car tant qu'elle n'a pas été mise à néant, il y a lieu de s'y référer pour déterminer la configuration ou la « valeur » juridique de la situation qu'elle a touchée : telle personne doit-elle ou non des dommages-intérêts à telle autre, tel acte privé ou public demeure-t-il valide ou a-t-il été annulé, quel est le titulaire de telle fonction ? Son usage est alors analogue à celui d'une règle. 4. - Celle-ci est en effet une espèce de modèle : c'est de sa vocation à servir de référence afin de déterminer comment les choses doivent être qu'un énoncé tire sa signification normative, et non d'un prétendu contenu prescriptif, prohibitif ou permissif d'une conduite. Nous tenterons d'en convaincre (I), puis examinerons dans quelle mesure ou dans quel sens les règles de droit, identifiées comme des modèles pour les objets les plus divers, présentent les caractères qu'il est traditionnel de leur attribuer (généralité, obligatoriété, présence d'une sanction) (II). I. - Une compréhension instrumentale de la normativité juridique. Les raisons ne manquent pas qui devraient convaincre d'abandonner la représentation courante des normes juridiques comme des règles de conduite (A), et de les comprendre - donc, aussi, de les identifier - comme des modèles idéels pour les objets les plus variés (B). A. - Les faiblesses d'une conception déontique. 5. - Définir la norme juridique comme une règle (obligatoire) de conduite, c'est nécessairement postuler qu'elle a toujours pour objet un comportement, une action. Les spécialistes de logique juridique confortent cette vision, en tout cas ceux qui rattachent cette discipline à la logique des normes (ou à la logique déontique), parce qu'à leurs yeux la logique formelle, déductive, gouverne pour l'essentiel le raisonnement juridique (12), au contraire de ce que soutiennent les antiformalistes, plus sensibles à la place de la logique de la persuasion, de la rhétorique. En effet, les démonstrations des premiers portent sur des propositions du type « x doit uploads/S4/ 1990-jeammaud-a-la-regle-de-droit-comme-modele-pdf.pdf
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- Publié le Jul 04, 2021
- Catégorie Law / Droit
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