Première partie : Interprétation et droit interne 1 L’interprétation du droit t

Première partie : Interprétation et droit interne 1 L’interprétation du droit tunisien de la famille : entre référence à l’Islam et appel aux droits fondamentaux Regards sur Cinquante années de jurisprudence (1960-2010) Souhayma Ben Achour Maître de conférences à la Faculté des sciences juridiques, économiques et de gestion de Jendouba. Le 13 août 1956, le jeune législateur tunisien promulgue un Code du statut personnel novateur qui s’écarte des solutions traditionnelles du droit musulman1. Le législateur interdit la polygamie et en fait une infraction pénale. Il abolit l’institution du tuteur matrimonial et exige le consentement des deux époux. Il prohibe la répudiation et impose la dissolution judiciaire du mariage sur des bases totalement égalitaires. La réforme se poursuivra ensuite par petites touches. La loi du 1er août 19572 fait du contrat de mariage un acte solennel. La loi du 4 mars 19583 institue l’adoption et en fait un mode privilégié de protection de l’enfant dépourvu de famille. Celle du 3 juin 19664 supprime l’ordre des dévolutaires de la garde, directement puisé dans le rite malékite, et fait de l’intérêt de l’enfant l’unique critère pour son attribution. Les réformes intervenues en 19815 et en 19936 accordent à la mère certaines prérogatives de la tutelle. Le 28 octobre 1998, est promulguée une loi qui fait place en droit tunisien à la filiation naturelle en permettant de prouver la paternité sur la base du test d’empreinte génétique et en dehors de tout lien de mariage7. Lors de sa promulgation, le Code est largement apprécié en Occident. Il est considéré comme un monument législatif8, qualifié de modèle de progrès social9 et perçu comme annonçant les prémices d’un printemps arabe... 10 Il fait l’objet, dans le monde arabo-musulman d’un accueil plus modéré. En Tunisie, il est mal accepté par une frange importante de la population. Le nouveau pouvoir en place essaie dès lors de ménager le clan conservateur. Le discours politique cherchera ainsi à rattacher le Code à l’ijtihad en l’appuyant sur une lecture innovante des textes religieux. Ahmed MESTIRI, alors secrétaire d’État à la justice explique, 1 Décret du 13 août 1956 portant promulgation du Code du statut personnel (JOT. 1956, n° 104, p. 1742). 2 Loi n°57-3 du 1er aout 1957 réglementant l’état civil. JORT n°2 et 3 des 30 juillet et 2 aout 1957. 3 Loi n° 58-27 du 4 mars 1958 relative à la tutelle publique, à la tutelle officieuse et à l’adoption, JORT. 1958, n° 19, p.236. 4 Loi n° 66-42 du 3 juin 1966 portant modification du Code du statut personnel, JORT. 1966, n° 24, p. 880. 5 Loi n° 81-7 du 18 février 1981 portant modification de certains articles du Code de statut personnel, JORT. 1981, n° 11, du 20 février 1981, p. 334. 6 Loi n° 93-74 du 12 juillet 1993 portant modification de certains articles du Code de statut personnel, JORT. 1993, n° 53, du 20 juillet 1993, p. 1004. 7 Loi n° 98-75 du 28 octobre 1998 relative à l’attribution d’un nom patronymique aux enfants abandonnés ou de filiation inconnue, JORT. 1998, n° 87, du 30 octobre 1998, p. 2119 8 COLOMER (A), “Le Code du statut personnel tunisien”, Revue algérienne, tunisienne et marocaine de législation et de jurisprudence, 1957, p. 117. 9 BEN ACHOUR (Y), “Une révolution par le droit? Bourguiba et le Code du statut personnel”, in. Politique religion et droit, Cérès, CERP, 1992, p. 203. 10 BENOIST-MECHIN (J), Un printemps arabe, Albin Michel, 1958. 2 dans les communiqués qui accompagnent la promulgation du Code, que ses prescriptions avaient été puisées dans le droit musulman et n’étaient pas en contradiction avec le texte coranique. Le Président BOURGUIBA répète dans ses discours successifs que le Code n’a pas marginalisé la religion. Il estime que le contenu du Code est, en réalité, un retour « aux sources pures de l’islam »11. Ce discours sera repris plus de trente années après, lors de l’adoption de Pacte national le 7 novembre 198812. Document politique dénué de force juridique, ce texte précise que le Code du statut personnel et les textes qui l’ont complété « sont venus, après l’indépendance introduire un ensemble de réformes dont les plus importantes sont l’abolition de la polygamie, l’octroi à la femme du droit de se marier sans tuteur, une fois qu’elle a atteint l’âge de raison, et l’institution de l’égalité entre l’homme et la femme concernant le divorce et ses procédures ». Ces réformes, ajoute le texte, « visent à libérer la femme et à l’émanciper, conformément à une aspiration fort ancienne dans notre pays se fondant sur l’ijtihad et sur les objectifs de la chariâa et constituant une preuve de la vitalité de l’islam et de son ouverture aux exigences de l’époque et de l’évolution ». Plus de cinquante ans après la promulgation du Code, se pose encore la question de savoir s’il a réellement rompu avec le droit musulman ou si ses dispositions ne constituent, en fait, comme l’a toujours prétendu le pouvoir, qu’une nouvelle lecture des textes religieux ? Certes, aucun texte, en droit tunisien, ne fait référence au droit musulman ni pour interpréter les dispositions de la loi, ni pour combler ses lacunes13. Pour autant, la question de savoir si le droit musulman constitue une source du droit tunisien de la famille n’a toujours pas été élucidée. Elle soulève, aujourd’hui encore, un débat passionné en droit tunisien et a donné lieu à une importante littérature juridique14. 11 BOSTANJI (S) “Turbulences dans l’application judicaire du Code tunisien du statut personnel, Le conflit de référentiel dans l’œuvre prétorienne”, RIDC. 2009, n°1, p. 7, FREGOSI (F), « Bourguiba et la régulation institutionnelle de l’Islam : les contours audacieux d’un gallicanisme politique à la tunisienne », in. Habib Bourguiba, La trace et l’héritage, sous la direction de M. CAMAU et V. GEISER, éd. Karthala, Paris -Institut d’études politiques, Aix-en-Provence, 2004, p. 78. 12 Document politique dénué de force juridique et plate-forme d’action politique commune, le Pacte national est soumis, à l’occasion du 1er anniversaire du 7 novembre 1987 à la signature de toutes les formations politiques dont les partis reconnus ou pas de l’opposition laïque et islamique ainsi qu’aux organisations nationales, sociales et professionnelles et aux associations de la société civile. Le document, dont les chapitres s’articulent autour de quatre thèmes (l’identité, le régime politique, le développement, les relations extérieures), réserve au titre de l’identité un paragraphe sur le Code du statut personnel et sur les lois qui le complètent, sur cette question, cf., BEN ACHOUR (Sana), “ La construction d'un pôle de constitutionnalité autour du statut personnel”, in. Les constitutions tunisienne et française, 50 ans après : Constantes et mutations, Colloque, Institut supérieur d’études juridiques de Kairouan, 16 et 17 avril 2009, sous presse. 13 Sur ce point, l’exemple tunisien est unique dans le monde arabo-musulman. A titre d’exemple, le Code algérien de la famille du 9 juin 1984 ou le nouveau Code marocain de la famille du 5 février 2004, se référent au droit musulman. Selon l’article 222 du Code algérien de la famille, “ en l’absence d’une disposition dans la présente loi, il est fait référence aux dispositions de la Chariâa”. Selon l’article 400 du Code marocain de la famille du 5 février 2004, “Pour tout ce qui n’a pas été expressément énoncé dans le présent Code, il y a lieu de se référer aux prescriptions du rite malékite et/ou aux conclusions de l’effort jurisprudentiel (ijtihad), aux fins de donner leur expression concrète aux valeurs de justice, d’égalité et de coexistence harmonieuse dans la vie commune que prône l’Islam”. Les seules références importantes à la religion musulmane se trouvent dans l’article 1er Constitution qui affirme que l’Islam est la religion de l’État et dans l’article 38 qui exige que le Président de la République soit musulman. Il convient d’ajouter à cette liste l’article 4 du Code des obligations et des contrats qui déclare valables les contrats conclus entre musulmans et non musulmans. Sur ce texte, cf., BEN AICHA (N), “La notion de neutralité confessionnelle dans l’article 4 du Code des obligations et des contrats”, in. Livre du centenaire du Code des obligations et des contrats, CPU, 2006, p. 141. 14Sur les relations entre le droit musulman et le droit tunisien, V. BELKNANI (F), “La jurisprudence civile et le fikh islamique”, in. Cinquante ans de jurisprudence civile, 1959-2009, CPU, 2010, p. 79, (en langue arabe), p. 99, BEN ACHOUR (Y), “Islam et Constitution”, RTD, 1974, p.77, BEN HALIMA (S), “Religion et statut 3 Au-delà de cette question, c’est toute la philosophie du système juridique tunisien qui pose problème. En réalité la difficulté vient de ce que le législateur a gardé le silence sur certaines questions essentielles comme celle de savoir si la disparité de culte constituait un empêchement matrimonial et successoral ou celle de savoir si l’adoption d’un enfant tunisien par un étranger était possible… Depuis l’indépendance, la mission du juge consistait soit à se placer dans le sillage de la politique législative réformatrice pour parfaire l’œuvre d’innovation, soit, au contraire à la freiner par un retour aux sources sacrées15. L’examen uploads/S4/ 2-souhayma-ben-achour.pdf

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  • Publié le Jan 29, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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