30 REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE/ÉTÉ 2012 Bilinguisme et bijuridisme à la Cour

30 REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE/ÉTÉ 2012 Bilinguisme et bijuridisme à la Cour suprême du Canada Matthew Shoemaker Selon l’article 5 de la Loi sur la Cour suprême, « les juges sont choisis parmi les juges, actuels ou anciens, d’une cour supérieure provinciale et parmi les avocats inscrits pendant au moins dix ans au barreau d’une province ». La Loi ne fait pas état d’autres conditions de nomination, sauf celle d’avoir trois juges membres du Barreau du Québec. En juin 2008, le député d’Acadie‑Bathurst, Yvon Godin, a déposé le projet de loi C‑559 exigeant que les candidats à la Cour suprême soient nommés à condition de comprendre le français et l’anglais sans l’aide d’un interprète. Peu importe si le projet de loi n’a pas été adopté, le présent article montre que le bilinguisme à la Cour provoque toujours une vive controverse. Il aborde également une question encore plus importante, celle du bijuridisme, pratiquement mise de côté dans les récents débats. L’auteur estime que le Canada gagnerait à ce que le débat sur le bilinguisme englobe aussi le bijuridisme. Matt Shoemaker a obtenu son diplôme de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa en 2012. S i vous interrogez des Canadiens à propos du bilinguisme, il y a fort à parier que vous aurez droit à une opinion, positive ou négative. Interrogez-les sur le bijuridisme et vous récolterez sans doute un regard empreint d’une grande perplexité. Le bilinguisme est présent dans les médias, débattu régulièrement au Parlement et enseigné dans les écoles. Hors du domaine juridique, rares sont les Canadiens qui savent que le Canada est un pays bijuridique qui compte neuf provinces de common law et une province de droit civil, le Québec. Contexte historique Le débat sur le bilinguisme à la Cour suprême, lancé en 2008 lors du dépôt du projet de loi C‑559, est beaucoup plus récent que la question du bijuridisme, qui remonte à l’Acte de Québec de 1774, adopté peu après la défaite des Français par les Britanniques lors de la guerre de Sept Ans. Les Britanniques ont accordé aux Québécois le droit d’utiliser leur régime traditionnel de droit civil, tout en imposant la common law pour les aspects qu’ils souhaitaient uniformiser, comme le droit pénal. Le Québec et le reste du Canada possèdent donc des régimes juridiques différents depuis plus de 200 ans. Au moment de la Confédération en 1867, les provinces ont conservé le pouvoir exclusif de légiférer quant à « l’administration de la justice dans la province ». Le Parlement a néanmoins conservé pour lui le droit de régir le droit pénal ainsi que le droit d’établir une « cour générale d’appel pour l’ensemble du pays ». La Cour suprême a été créée en 1875, soit pendant qu’Alexander Mackenzie était au pouvoir. D’abord proposé par le premier ministre Macdonald, c’est le projet de loi de Mackenzie qui a officialisé le régime juridique particulier au Québec en prescrivant que deux des six juges de la Cour suprême devaient être membres du Barreau du Québec. En 1949, année de l’abolition des autorisations d’appel au Comité judiciaire du Conseil privé, le nombre de juges à la Cour suprême est passé à neuf, tandis que celui de juges membres du barreau du Québec est passé à trois. Discussion sur le projet de loi C‑559 Pour justifier la raison d’être de son projet de loi, M. Godin s’appuie sur l’histoire d’un avocat néo-brunswickois de sa connaissance. L’avocat avait plaidé une affaire devant la Cour suprême et a regardé plus tard à la chaîne CPAC les plaidoiries, dont la traduction lui semblait incompréhensible. Voilà une situation, de l’avis de M. Godin, qui aurait pu se révéler désastreuse : si la Cour avait rendu une décision partagée à 5 contre 4, l’avocat aurait pu croire qu’un juge avait fondé sa décision sur une mauvaise interprétation attribuable à la traduction. M. Godin soutient que la seule manière d’éliminer le plus possible ce type de risque est de veiller à ce que les juges soient parfaitement bilingues et qu’ils saisissent des nuances juridiques probablement intraduisibles. Quant au juge à la retraite John Major, il avance comme contre-argument que le bassin de candidats admissibles à la nomination, surtout dans l’Ouest du Canada, serait réduit à un niveau inacceptable. 2012 CanLIIDocs 295 REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE/ÉTÉ 2012 31 Dans un pays divisé par la langue, on pourra trouver une personne bilingue, mais elle ne sera pas nécessairement la plus compétente. L’ordre des priorités serait alors fautif, car aucun critère ne saurait remplacer la compétence. La vie des gens dépend souvent des décisions de la Cour suprême1. Pour répondre à cet argument, M. Godin dit qu’« avec 33 millions de personnes au Canada, on ne peut affirmer qu’il est impossible de trouver 9 personnes bilingues »2. Il ne fait pas de doute que chaque province compte des avocats bilingues, mais ils ne possèdent pas nécessairement les autres compétences requises pour être nommés juges à la Cour suprême. Pourtant, Claire L’Heureux-Dubé, ancienne juge à la Cour suprême, abonde dans le sens de M. Godin. Elle dit qu’il s’agit d’une affaire d’équité. Selon elle, il y a vraiment deux poids deux mesures puisqu’aucun juge unilingue francophone n’a jamais été nommé à la Cour. La juge en chef, qui refuse généralement de commenter un dossier dont pourrait être saisie la Cour, a déclaré lors d’une entrevue à l’Australian Broadcasting Corporation que cette décision revenait aux législateurs. Refusant de commenter le projet de loi, elle a quand même ajouté que peu importe la décision, la Cour continuera à offrir ses services et à fonctionner dans les deux langues, comme il se doit3. Elle a clairement fait savoir dans d’autres entrevues qu’à son avis, la Cour est déjà parfaitement bilingue. Or, le bijuridisme ne fait pas partie du débat actuel. Interrogé sur la nomination de juges bijuridiques plutôt que bilingues, l’ancien ministre de la Justice et député libéral Irwin Cotler a déclaré que la Cour confère déjà au droit civil une présence suffisante. Il ajoute que l’exigence établie par la loi d’avoir trois juges du Québec garantit la présence d’une expertise obligatoire à la Cour4. Qui plus est, exiger des juges d’être bijuridiques reviendrait à imposer des conditions indues à la Cour, étant donné le faible nombre d’affaires de droit civil5. Selon toute apparence, M. Cotler ne croit pas qu’un bilinguisme obligatoire des juges aurait le même effet. Compétences exigées dans les faits Peu de compétences sont prévues dans la loi pour la nomination des juges à la Cour suprême, mais, dans les faits, elles sont nombreuses. En plus des trois juges obligatoires du Québec, la jurisprudence exige, en effet, d’en nommer trois de l’Ontario, un de la Colombie-Britannique, un autre des Prairies et un dernier du Canada atlantique. Lors de la nomination des juges Abella et Charron à la Cour suprême en 2004, M. Cotler a donné son avis sur les compétences qu’il recherchait chez les candidats. « Comment les consultations ont-elles été menées? Dans mes discussions initiales, je me suis attardé à préciser les critères fondés sur le mérite sur lesquels ma recommandation serait fondée. […] Capacité professionnelle • degré le plus élevé de connaissance du droit, capacité intellectuelle et analytique supérieure et habiletés rédactionnelles; • capacité prouvée d’écouter et de maintenir une ouverture d’esprit, tout en écoutant les divers volets d’un argument; • esprit de décision et jugement sûr; • capacité de gérer et de partager une charge de travail toujours lourde dans un contexte de collaboration; • capacité de gérer le stress et les pressions rattachées à l’isolation du rôle de juge; • solides habiletés en communications interpersonnelles et esprit de coopération; • sensibilité au contexte social; • capacité bilingue; • spécialisation particulière requise pour travailler à la Cour suprême. Qualités personnelles • degré le plus élevé d’éthique personnelle et professionnelle : honnêteté; intégrité; candeur; • respect et égard pour autrui : patience; courtoisie; tact; humilité; impartialité; tolérance; • sens personnel des responsabilités : bon sens; ponctualité; fiabilité. Diversité à la cour6 » Fait à souligner, il n’est pas jugé important de connaître à la fois la common law et le droit civil. Interrogé sur cette omission particulière, M. Cotler a indiqué qu’on ne s’attend pas à ce que les juges soient des experts dans tous les domaines du droit. Il a expliqué qu’il est plus important de posséder un niveau maximal de connaissances du droit et de pouvoir comprendre les enjeux juridiques dans divers domaines. Fort de ces qualités, les juges peuvent, selon lui, arrêter la bonne décision lorsqu’ils entendent des affaires dans l’autre tradition juridique. La question du droit civil Ce qui est plus préoccupant, c’est que les juges ayant uniquement étudié ou pratiqué la common law sont obligés d’entendre des affaires de droit civil et de rendre des décisions à leur égard. Comme l’a indiqué clairement la juge McLachlin durant son entrevue avec Steve Paikin sur TVO, un collège de neuf juges entend la plupart des affaires; on a un collège de sept juges dans quelques cas, et un collège de cinq juges pour très peu uploads/S4/ 2012canliidocs295-fr.pdf

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  • Publié le Fev 24, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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