Cahier n°3 La Responsabilité Sociétale Préface La Responsabilité Sociétale Resp

Cahier n°3 La Responsabilité Sociétale Préface La Responsabilité Sociétale Responsabilité sociale et commerce mondial : l’OMC doit-elle réguler les normes privées ? Pascal Lamy Directeur Général, Organisation Mondiale du Commerce Il existe un domaine où la responsabilité sociétale bute sur un paradoxe : celui des normes privées. Ces normes sont créées par les entreprises et les ONG pour de nombreuses raisons. Elles peuvent l’être, par exemple, afin de répondre aux nouvelles exigences des consommateurs, qui réclament une amélioration constante de la qualité des produits, ainsi qu’un raffinement de l’éthique sociale et environnementale des groupes industriels. Elles peuvent également s’inscrire dans une logique d’harmonisation permettant aux entreprises de réaliser des économies d’échelle en adoptant des standards de production communs. Ce foisonnement des normes privées résulte donc de mécanismes de marché, généralement observés dans les pays développés. Mais lorsque ces normes occidentales de plus en plus exigeantes s’imposent sur un secteur, les entre­ prises des pays en développement font face à des barrières à l’entrée, puisque les standards qualitatifs et les processus de certification tirent les coûts de production vers le haut. Pour des entreprises dont le principal avantage dans le commerce mondial demeure une forte compétitivité-coût, les conséquences peuvent ainsi s’avérer considérables. Des normes conçues génératrices de progrès peuvent donc constituer des freins inattendus au développement. 6 La Responsabilité Sociétale Lorsqu’une telle difficulté survient, la théorie économique veut souvent qu’un régulateur extérieur vienne corriger les défaillances de marché. L’OMC a-t-elle vocation à être ce régulateur ? Cette question a été relancée par Saint-Vincent et les Grenadines, à propos de la dureté des normes imposées par les chaînes de super­ marchés aux petits producteurs de bananes. Saint-Vincent et les Grenadines ont fait valoir que ces normes étaient devenues de facto obligatoires : un fournisseur qui ne les respecterait pas n’aurait aucune chance d’imposer ses produits sur les linéaires. Lorsque les standards d’une entreprise acquièrent ainsi un caractère de barrières non tarifaires au commerce (NTBs), l’OMC ne devrait-elle pas être compétente pour les apprécier, même si ses accords ne s’appliquent théoriquement qu’aux Etats ? In fine, il n’appartient qu’aux pays membres de l’OMC d’en décider, mais certaines pistes de réflexion peuvent être lancées. Réalisons pour ce faire, un bref diagnostic de l’état du droit international en matière de normes privées avant de creuser quelques questions fondamentales sur ce thème. L’Etat du droit international en matière de normes privées Rapports public-privé en droit international Face au rôle prépondérant des acteurs privés sur la scène mondiale, les nations et les juridictions internationales intério­ risent progressivement la nécessité d’admettre une forme de responsabilité étatique du fait d’actions privées internationa­ lement dommageables. La Cour Internationale de Justice s’est engagée dans cette voie par la définition d’un faisceau d’indices. Dans l’affaire « concernant l’application de la prévention et la répression du crime de génocide1 », la Cour a retenu les critères de respon­ sabilité fixés par la Commission du Droit International : un Etat peut être condamné en lieu et place d’une entité privée ressor­ tissante lorsque celle-ci est assimilable de facto à l’autorité publique, ou lorsqu’elle agit sur instruction directe de l’Etat. 7 1 Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro). La Responsabilité Sociétale Un principe de responsabilité similaire connaît des déclinaisons dans le droit du GATT/OMC, à la fois dans les accords et la juris­ prudence, et ce malgré le caractère intergouvernemental de l’ins­ titution. Les normes privées sous le régime du GATT Dès 1947, l’article XVII du GATT fixe le statut des entreprises d’Etat et les astreint au respect des dispositions de l’accord dans toutes leurs activités commerciales. En 1988, le Groupe spécial du GATT dans l’affaire « Commerce des semi-conducteurs2 » juge par ailleurs que la responsa­ bilité de l’Etat doit s’étendre au-delà des entreprises publiques de jure. Le Groupe spécial définit ainsi des critères cumulatifs permettant d’établir l’intervention de facto de l’autorité publique: selon les juges du GATT la responsabilité de l’Etat doit être engagée lorsque le producteur de la norme incriminée fait l’objet d’une « incitation ou désincitation3 » publique, et lorsque l’activité normative est orientée par une « action ou inter­ vention4 » étatique. Les normes privées dans les accords de l’OMC Par la suite, ce principe de responsabilité étatique du fait de l’activité de ressortissants privés s’est vu notamment consacré, à différents degrés, dans deux accords spécifiques de l’OMC : l’accord relatif aux obstacles techniques au commerce (OTC) et l’accord sur les normes sanitaires et phytosanitaires (SPS). Ces accords, susceptibles de couvrir une large proportion des normes privées potentiellement dommageables aux pays en développement, permettent aux Membres d’établir des normes visant à protéger la vie et la santé des personnes, des animaux et des végétaux, mais sans discrimination nationale et sans jamais créer de barrières non nécessaires au commerce. Dans le cadre de ces accords, les Membres ont obligation de 8 2 Communautés européennes c. Japon, L/6309. 3 Rapport du Groupe spécial adopté le 4 mai 1988, (L/6309 - 35S/126), paragraphe 109. 4 Ibid. La Responsabilité Sociétale prendre toutes « mesures raisonnables » pour faire en sorte que les entités non gouvernementales de leur ressort territorial se conforment aux dispositions précitées. Par ailleurs, ces accords proscrivent les mesures publiques ayant pour effet d’obliger ou d’encourager5 des entités non gouvernementales à établir des normes non conformes aux principes de proportionnalité et de non-discrimination. Dans l’ensemble, il apparaît donc assez clairement que les gouvernements portent à l’OMC la responsa­ bilité d’un respect par les acteurs privés des engagements pris au titre des accords SPS et OTC. L’accord OTC va même légèrement plus loin : son article 4 impose aux parties d’encourager le secteur privé à s’engager formellement sur la lettre de l’accord, en adhérant à un Code de Pratique pour l’élaboration, l’adoption et l’application des normes6. Toutefois, reste ouverte la question de l’étendue de cette responsabilité gouvernementale. Que faut-il en effet comprendre par « mesures raisonnables » ? S’agit-il simplement de mesures de transparence visant à ce que nulle entreprise n’ignore le contenu des accords, ou bien les Etats doivent- ils interdire aux acteurs privés d’élaborer des normes allant au-delà du strict nécessaire pour protéger la santé et la vie de tous ? Dans le cas où les membres ne s’accorderaient pas sur cette responsabilité publique, l’exégèse des règles actuelles échoira à l’Organe d’appel de l’OMC. Quelques pistes de réflexion Afin de se préparer à une éventuelle consécration du principe de responsabilité des gouvernements du fait des normes privées de leurs organisations ressortissantes, un peu de prospective s’impose. Qu’elles pourraient en être les modalités et les consé­ quences ? La réponse est loin d’être évidente. S’engager dans cette voie exige tout d’abord de définir clairement ce que l’on entend par « organisation ressortissante ». Or l’on sait que le droit international public bute sur cette notion : qui doit être 9 5 Ici encore par des « mesures raisonnables ». 6 Code annexé à l’accord OTC. La Responsabilité Sociétale responsable pour une entreprise d’origine française, ayant un siège à New York et un dirigeant allemand, et qui imposerait une norme excessive en Australie ? Une fois cette question résolue, il restera par ailleurs à fixer le champ d’application de cette responsabilité. S’étendrait-elle à toutes les catégories de normes et d’acteurs privés ? Attendons- nous à ce qu’une telle problématique fasse débat. D’autant plus s’il s’avère nécessaire, en vue de respecter les règles de procès équitable, de donner aux acteurs privés des droits en contre­ partie de ces obligations nouvelles. Les pays en développement, qui se sont jusqu’ici opposés à toute présence des entreprises dans l’organisation, ne peuvent en effet rendre le secteur privé justiciable du règlement des différends sans lui consentir un droit de défense, si ce n’est de poursuite, dans le cadre de l’OMC. Plus avant, tous les Membres devraient-ils être assujettis à un même degré de responsabilité ? Puisque le droit de l’OMC consacre un traitement spécial et différencié visant à décharger les pays en développement d’une partie de leurs obligations, ne faudrait-il pas appliquer ce traitement asymétrique au contrôle des normes privées ? On ne peut en effet attendre la même finesse de surveillance de la part d’un pays riche et d’un pays moins avancé. Au-delà des coûts d’observation et de contrôle, un tel renforcement de la surveillance du secteur privé équivaudrait même, au sein de pays de tradition économique libérale, à une petite révolution culturelle. Attendons-nous donc à ce que de nombreux Membres arguent de la difficulté technique et du poids financier de cette surveillance pour refuser, pendant longtemps encore, toute évolution dans le sens d’une extension de la responsabilité publique du fait des normes privées. Les questions de développement ne sont pourtant pas seules à plaider en faveur d’une implication étatique dans l’action normative. Les normes publiques par exemple, d’autant plus lorsqu’elles deviennent internationales, possèdent une vertu unificatrice, propice aux économies d’échelles pour les entre­ prises. D’où la vigueur à l’OMC des débats sur l’équivalence et la reconnaissance mutuelle des standards, et une certaine attente de la part des acteurs privés eux-mêmes. 10 La Responsabilité Sociétale Conclusion Dans uploads/S4/ 3-responsabilitesocietale.pdf

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  • Publié le Jul 27, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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