Aux sources de la jurilinguistique canadienne : de la lettre à l’esprit du droi
Aux sources de la jurilinguistique canadienne : de la lettre à l’esprit du droit. Crépuscule du terme, primat du texte Jean-Claude Gémar* 1. Introduction.............................................................................................................................2 2. Les origines de la jurilinguistique : le hasard et la nécessité..................................................3 2.1 La traduction, ce « mal nécessaire ».................................................................................3 2.1.1 Rédaction, traduction et langage du droit..................................................................8 2.1.2 Jurilinguistique, traduction et corédaction.................................................................9 2.2 Langues, cultures et traditions d’écriture........................................................................10 2.2.1 Langue juridique, langage du droit et traduction.....................................................11 2.2.2 Polysémie et styles juridiques..................................................................................12 3. Rôle et fonctions de la jurilinguistique.................................................................................14 3.1 Fonctions du langage, fonctions du droit ?.....................................................................14 3.2 Traductologie et fonctions du texte traduit.....................................................................16 4. Forces et faiblesses de la jurilinguistique – perspectives d’avenir.......................................18 4.1 Les jurilinguistes à l’oeuvre............................................................................................18 4.1.1 L’apport des jurilinguistes au droit et à son langage...............................................19 4.1.2 La jurilinguistique et « l’esprit des lois »................................................................20 4.2 Lacunes et faiblesses de la jurilinguistique.....................................................................22 4.2.1 Le double langage de la jurilinguistique..................................................................23 4.2.2 Le statut de la jurilinguistique : discipline, art ou science ?...................................24 5. Conclusions...........................................................................................................................25 6. Bibliographie.........................................................................................................................26 Il règne entre une langue et un droit sui generis une harmonie naturelle, une harmonie naturelle entre la langue anglaise et la common law, entre la langue française et le droit civil. Gérard Cornu1 1. Introduction Ce chapitre procède de la situation singulière du Canada, avec ses deux langues officielles, l’anglais et le français, et les cultures juridiques fort différentes que sont la common law 1* Professeur émérite, Linguistique et traduction, Université de Montréal (Canada). Cornu 1995a, p. 17. 1 anglo-canadienne et le droit civil de la Province de Québec. Cette situation linguistico- juridique est le produit d’une histoire longue de plusieurs siècles durant lesquels se sont progressivement mis en place, par le canal de la traduction – juridique notamment –, les éléments et les mécanismes constitutifs d’une nouvelle discipline, synthèse des connaissances et du savoir-faire des Canadiens en matière de traduction et de traitement de textes de loi bilingues, la « jurilinguistique ». Jeune discipline en évolution, la jurilinguistique est une pratique reposant en partie – et parfois en quasi-totalité – sur des compétences, des acquis et des méthodes relevant de la linguistique plutôt que du droit : « La linguistique juridique est, pour l’essentiel, l’étude du langage du droit ».2 Un corpus doctrinal non négligeable en découle.3 Pour la mettre en œuvre, on fait intervenir et interagir, à des degrés divers, les deux disciplines mères que sont, pour elle, le droit et la linguistique. Sa pleine réalisation s’accomplit lorsque le rédacteur, le traducteur ou le jurilinguiste, par son savoir-faire, combine harmonieusement ces deux champs du savoir et produit un texte juridique ou judiciaire mieux composé, plus accessible, soit plus lisible pour les destinataires que ceux que l’on produisait auparavant. Élément de réponse aux difficultés que pose la production des textes juridiques, la jurilinguistique a pour vocation d’apporter aux praticiens du droit et aux langagiers des solutions pour produire des textes unilingues, bilingues et multilingues,4 selon la situation sociolinguistique du lieu ou du pays. En pratique, il s’agit de mettre un texte aux normes sociojuridiques d’une société donnée, hic et nunc. Cela doit se faire non seulement sur les plans linguistique et juridique mais encore, en synchronie, sur le plan socioculturel, celui des attentes de la société. Afin d’y parvenir, le jurilinguiste se fixera comme tâche, comme le propose Paul Ricœur, « d’amener l’auteur au lecteur » et « le lecteur à l’auteur ».5 Cette tâche exigeante incombant au jurilinguiste constituera la deuxième partie de ce chapitre. En premier lieu, je définirai ce qui constitue, à mon sens, la jurilinguistique et tâcherai d’en cerner la nature. Dans la troisième et dernière partie, les limites de son exercice seront mises en évidence afin de dégager des perspectives pour son évolution et son avenir. Nous verrons ainsi comment les jurilinguistes canadiens sont arrivés à imposer le texte (législatif) au terme, au mot à mot des traductions littérales. 2 Cornu 2003a, p. 953. 3 Dorion et Snow, 2005, p. 145-159. 4 La nature et la fonction de la jurilinguistique ressortent plus clairement lorsque l’on consulte la table des matières établie par le Centre de traduction et de terminologie juridiques de la Faculté de droit de l’Université de Moncton où la traduction juridique, par exemple, n’occupe qu’une rubrique sur treize. Voir : www.umoncton.ca/cttj. 5 Ricœur 2004, p. 9. 2 2. Les origines de la jurilinguistique : le hasard et la nécessité La manière de rédiger les lois et les autres textes porteurs de règles préoccupe depuis toujours le monde du droit.6 De Cicéron à Montesquieu et George Coode jusqu’à aujourd’hui, les juristes n’ont cessé de s’interroger sur les façons de faire connaître la loi à ceux-là mêmes à qui elle est destinée – nul n’étant censé l’ignorer... Chaque peuple, selon sa culture, ses us et coutumes, a façonné sa propre tradition de rédaction des textes, juridiques compris.7 Parfois, cela s’est fait avec bonheur, en particulier quand l’accent est mis sur la clarté, la concision et la simplicité du message, sans en négliger la précision. Mais, le plus souvent, lorsque dans le même texte se conjuguent lourdeur, maladresse et verbiage, c’est au détriment des citoyens que s’exprime le droit. Quand en outre, pour communiquer, une société doit passer par la traduction8 et que cette activité s'étend sur une période de plusieurs siècles comme au Canada et en Louisiane, sa langue n’en ressort pas indemne. De plus, selon la façon dont les langues de départ (LD) et d'arrivée (LA) se sont rencontrées, paisiblement – comme en Suisse, par proximité de contact ancienne et permanente – ou avec la force et l'impétuosité d'une conquête (normande, en Angleterre –1066; anglaise, en Nouvelle France – 1763), la dynamique des langues en contact jouera contre la langue la plus fragile. C’est ce qui est arrivé, au Canada, entre le français (fonds servant) et l’anglais (fonds dominant), du Traité de Paris (1763) à aujourd’hui, ainsi qu’en Louisiane (déportation des Acadiens, 1755). Ces contacts improbables de langues se sont déroulés dans un cadre contraignant mais nécessaire, celui de la traduction. 2.1 La traduction, ce « mal nécessaire » Au Canada, le dialogue entre langue(s) et droit(s) est fragile car il dépend de la situation complexe d’un État qui doit passer par la traduction de ses textes officiels, lois, puis jugements, entre autres, pour en communiquer le contenu à des citoyens anglophones ou francophones. 6 A quoi il n’est pas inutile, ici, de comparer la manière duale de traduire, donc d’écrire, que prônait déjà Cicéron : ut orator ut interpres. Voir Horguelin 1980, p. 19. 7 Goody 1968. 8 Trois sens principaux définissent ce terme, qui peut être entendu comme (1) activité, exercice de la profession (de traducteur) en général ; (2) action de traduire (le processus) ; (3) produit de l'opération traduisante : le texte d’arrivée (TA).. Dans ce chapitre, sauf exception, traduction est entendu au sens le plus large, soit le premier. 3 Pour François Gény, le droit, la technique juridique, se résumeraient à « une question de terminologie ».9 Or, Gény n'était ni (juri)linguiste ni traducteur, non plus que Gérard Cornu. Le traducteur-jurilinguiste sait que traduire ne consiste pas à transposer les mots d'un texte dans un autre, mais à en transmettre le sens du message qu'il contient, parce que « traduire, ce n’est pas coller au texte de départ, mais au contraire savoir s’en éloigner assez pour exprimer librement le message à rendre ».10 Ensuite, il faut « rendre ce message selon la démarche propre à la langue d’arrivée et à la culture qui sous-tend celle-ci ».11 Toutefois, « the translation of reality into legal language is fraught with consequences ».12 Aussi les juristes et linguistes qui observent, analysent ou étudient ce phénomène peu courant en pointent-ils les difficultés. Si le linguiste Jean-Paul Vinay considère que la traduction (en général), au Canada, représente le comble des difficultés que pose l’opération traduisante et que transcendent les traducteurs, « responsables de l’évolution de la langue »,13 le juriste Gérard Cornu voit dans la traduction juridique le summum de la complexité, car « là où ils s’additionnent, le bilinguisme et le bijuridisme portent au paroxysme la complexité ».14 Cette complexité et les difficultés engendrées par la confrontation des langues et des droits, lorsqu’il s’agit de les traduire, présentent aux traducteurs à la manœuvre de redoutables obstacles et un défi permanent pour rendre à la fois la lettre et l’esprit du droit en jeu. La méthode jurilinguistique, qui consiste à appliquer à un texte juridique une démarche inspirée de la linguistique, est apparue au Canada au début des années 1970. Bien que récente, elle s’est développée, diversifiée, a essaimé dans le monde.15 Dans l’évolution de cette activité professionnelle et technique de pointe, le Canada a tenu un rôle pionnier.16 Si, ainsi que le pensait le Montesquieu de L’Esprit des loix, les lois éclairent l’histoire d’un pays, celles du Canada le montrent clairement, dans la lettre comme dans l’esprit. Ce « pays de traducteurs »17 est passé en trois siècles du stade d’une traduction servile, lourde et maladroite, des textes de droit des débuts de la colonisation britannique (1763), à « l’équivalence uploads/S4/ 5-ge-mar-second-round-version-2 1 .pdf
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- Publié le Jui 24, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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