Introduction à « Injustice légale et droit supralégal » de Gustav Radbruch Mich
Introduction à « Injustice légale et droit supralégal » de Gustav Radbruch Michael WALZ École normale supérieure de Fontenay/Saint-Cloud Nés de la nécessité du moment, les ouvrages à caractère actuel et concret sont parfois d’une influence plus grande que les traités magistraux. Tel est le cas de l’article célèbre de Gustav Radbruch de 1946 dont on trouvera une traduction ci-après. Il n’est guère besoin de justifier la publication de cet article en France, presque cinquante ans après sa parution en Allemagne et soixante ans après la publication d’une série d’articles de Radbruch en langue française, notamment dans cette revue 1. Il s’agit là d’un écrit qui a fait date en Allemagne et dans les pays anglo-saxons 2, suscitant dès le début un intérêt profond et, partant, de multiples discussions et polémiques. Et l’« histoire de l’efficience » de la pensée de Radbruch est bien loin d’en être arrivée à son terme. Cette pensée, que l’on identifie communément à la renaissance du droit naturel de l’après- guerre en Allemagne, a connu un renouveau formidable après la réunification allemande. Lors des procès dits « des tireurs du Mur [de Berlin] » (« Mauerschützen »), on a en effet pu constater que la pensée de Radbruch marquait un point fixe, derrière lequel ni les juges ni la moitié des commentateurs n’étaient prêts à régresser. Aucun jugement ou arrêt qui eût manqué de faire valoir la formule de Radbruch 3. Dès lors, cette formule aura connu sa propre renaissance 4. La formule de Radbruch comprend deux thèses, qui sont celle de l’échec du positi- visme juridique et celle de l’injustice démesurée ou évidente. Par la première, Radbruch reproche au positivisme juridique d’avoir rendu possible, sous le Troisième Reich, l’irruption de « lois arbitraires et criminelles » dans l’ordre juridique. En identifiant le droit au pouvoir d’imposer des règles – autrement dit, la validité du droit à la facticité du droit –, le positivisme a pour seuls critères de validité la conformité du droit aux règles de procédure et l’efficacité sociale. Si Radbruch affirme que le positivisme a privé les ju- 1 V. la bibliographie en fin d’article. 2 Cf. Björn Schumacher, Rezeption und Kritik der Radbruchschen Formel, Göttingen, 1985 (thèse de doctorat). H. L. A. Hart, « Positivism and the Separation of Law and Morals », in Harvard Law Review, 71, 1957-1958, p. 593-629 ; Ian Ward, « Radbruch’s “Rechtsphilo- sophie”: Law, Morality and Form », in Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie, 78: 3, 1992, p. 332-354. 3 Ainsi, déjà, le premier jugement « tireurs du Mur », Tribunal régional de Berlin, 20 janv. 1992, p. 139. 4 Cf. Robert Alexy, Mauerschützen. Zum Verhältnis von Recht, Moral und Strafbarkeit, Hambourg, 1993 ; M. Frommel, « Die Mauerschützenprozesse - eine unerwartete Aktualität der Radbruch’schen Formel », in F. Haft, W. Hassemer et al. (éd.), Strafgerechtigkeit, Mélan- ges Arthur Kaufmann, Heidelberg, 1993. 306 PENSÉE ALLEMANDE MODERNE ET CONTEMPORAINE ristes de tout moyen théorique de défense, ce n’est pas pour dénoncer un défaut accidentel de cette théorie. Pour lui, il s’agit plutôt d’une théorie défaillante, d’une insuffisance de la théorie toute entière qui est constitutive de l’impuissance de la jurisprudence sous la dictature 5. Le point de départ philosophique de Radbruch consiste, tout comme celui de Kelsen, en la distinction du devoir-être et de l’être (de valeurs et de faits) et en l’impossibilité de déduire l’un de l’autre 6. Ce dualisme méthodologique exige, selon la conception de Radbruch, que tout fondement de la validité du droit appartienne lui-même à la sphère du devoir-être, qu’il soit lui-même normatif. D’où le besoin d’un recours à un droit non positif qu’il convient d’appeler naturel, rationnel ou supralégal. Aussi succincte qu’elle soit, la seconde thèse recèle la pensée de Radbruch de l’après- guerre. Partant de la question de savoir si le droit injuste doit être accepté et, si on l’admet, dans quelle mesure, Radbruch propose une solution qui est fondée sur le prin- cipe de la sécurité du droit (partagé aussi par le positivisme juridique) et l’idée de la justice et qui tient compte de trois degrés d’injustice : 1) le principe de la sécurité du droit requiert que le droit positif reste en vigueur, même s’il est matériellement injuste et inapproprié. 2) Or, il peut y avoir des cas d’espèce où le degré d’injustice (i. e. l’opposition de la norme juridique avec l’idée de la justice) devient démesuré ou insup- portable ; il s’agit là des cas limite où les normes perdent leur validité juridique. 3) Dans tous les cas où les normes sont extrêmement injustes, où l’injustice est évidente, celles-ci sont d’emblée dénuées de validité juridique. Parmi les critiques formulées à l’égard de la seconde thèse, il en est notamment une qui vise le caractère rétroactif de celle-ci. Ainsi, on a objecté à Radbruch le risque d’une rétroactivité subreptice. Il eût été préférable, selon l’argument de l’« honnêteté » de Hart, de procéder à une législation pénale ouvertement rétroactive. En revanche, Radbruch estime que les normes extrêmement injustes sont nulles ab initio. Même si le droit supralégal intervient seulement après que les normes injustes ont été appliquées, il tient pourtant compte du fait que les actes commis dans le passé sont constitutifs d’un conflit juridique qui persiste dans le présent 7. Pour résoudre ce conflit, il est cependant nécessaire de revenir sur les normes et décisions juridiques du passé. Le principe de la légalité des délits et des peines, nullum crimen, nulla poena sine lege, est en effet la pierre de touche de la seconde thèse de Radbruch. Radbruch lui-même n’a pas eu le temps de développer ses thèses. Quoi que l’on en pense aujourd’hui : Radbruch, ce défenseur de l’idée de la justice dans le domaine du droit, a montré à la fois combien il fut réaliste, au sens de la définition de Holmes : « la prédiction de ce que feront en fait les tribunaux, et rien de plus extraordinaire, voilà ce que j’appelle le droit » 8. 5 Or, Radbruch ne semble pas prendre en considération que cet argument se prête parfai- tement à un usage stratégique, contraire à sa position. Car affirmer que les juristes allemands ont été contraints à « se laisser faire » par le pouvoir, c’est (peut-être) tenter de les disculper ; si bien que les juristes figureraient dès lors parmi les victimes du régime. 6 Cf. Rechtsphilosophie, in Gesamtausgabe, vol. 2, p. 230 et s. (v. infra, bibliographie). 7 Ce décalage de temps rend plausible la distinction entre le droit supralégal, qui est différé, et le droit de résistance, qui est actuel. 8 O. W. Holmes, « The Path of the Law », in Harvard Law Review, 10, 1897, p. 460 et s. (cité d’après la traduction in Ch. Grzegorczyk, F. Michaut, M. Troper (dir.), Le positivisme juridique, Paris, 1992, p. 125 et s.) INJUSTICE LÉGALE ET DROIT SUPRALÉGAL 307 Il leur a même fourni la formule. Injustice légale et droit supralégal * Gustav RADBRUCH I C’est par le moyen de deux principes que le national-socialisme sut rallier ses parti- sans (d’une part les soldats, d’autre part les juristes) à ses projets : « un ordre, c’est un ordre » et « la loi, c’est la loi ». Le principe « un ordre, c’est un ordre » n’a jamais été valable sans restriction. Le devoir d’obéissance trouvait sa limite lorsque le com- mandant donnait des ordres à buts criminels (§ 47 MStGB). Le principe « la loi, c’est la loi » n’était par contre soumis à aucune restriction. Il était l’expression de la pensée ju- ridique positiviste qui, durant des décennies, dominait presque sans partage les juristes allemands. Ainsi la notion d’injustice légale, de même que la notion de droit supralégal, étaient-elles des contradictions dans les termes. C’est à ces deux problèmes que la pra- tique se voit maintenant confrontée dans bien des cas. Par exemple, on a publié et commenté, dans la Süddeutsche Juristenzeitung (p. 36), un jugement du Tribunal canto- nal (Amtsgericht) de Wiesbaden, selon lequel « les lois en vertu desquelles la propriété des juifs fut déclarée dévolue à l’État sont en contradiction avec le droit naturel. Elles étaient nulles déjà au moment de leur promulgation » a. * Traduit de l’allemand par Michael Walz. Titre original et éditions : « Gesetzliches Unrecht und übergesetzliches Recht », in Süddeutsche Juristenzeitung, 1, 1946, p. 105-108. Réimpressions : (1) in Gustav Radbruch, Der Mensch im Recht. Ausgewählte Vorträge und Aufsätze über Grundfragen des Rechts, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1957, p. 111-124 ; (2) in id. : Rechtsphilosophie, éd. Erik Wolf, Stuttgart, K.F. Koehler, de 1950 (4ème éd.) à 1973 (8ème éd.), p. 347-357 ; (3) in Gustav-Radbruch-Gesamtausgabe, vol. 3 : Rechtsphilosophie III, éd. Arthur Kaufmann et Winfried Hassemer, Heidelberg, C.F. Müller, 1990, p. 83-93. Note du traducteur : Nous avons gardé les signes typographiques (§) et la citation originale des codes allemands, en utilisant les abréviations suivantes. MStGB : Militärstraf- gesetzbuch (Code de justice militaire) ; StGB : Strafgesetzbuch (Code pénal). Les notes numérotées sont de l’auteur ; celles appelées uploads/S4/ droit-supra.pdf
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- Publié le Oct 21, 2021
- Catégorie Law / Droit
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