Droit Social, n°12, décembre 2005, pp. 1087-1096 Le droit du travail bradé sur
Droit Social, n°12, décembre 2005, pp. 1087-1096 Le droit du travail bradé sur le « marché des normes » par Alain Supiot Professeur à l’Université de Nantes* Le maître est nourri par le serf, lui qui prétend le nourrir. Et le serf ne voit point la fin de ses larmes et de ses soupirs Adalbéron de Laon L’accès du plus grand nombre à un travail utile et convenablement rémunéré est le but poursuivi en principe par toute politique de l’emploi. Dans cette perspective, le Droit de l’Emploi s’étend, au- delà du droit du travail salarié, d’une part aux règles de droit commercial qui déterminent la place du travail – salarié ou non - dans la sphère marchande, et d’autre part aux règles de droit public qui fixent le sort des fonctionnaires de l’État, des collectivités locales ou des établissements hospitaliers. Or ni le droit commercial ni le droit de la fonction publique ne figurent sur l’agenda des réformes conduites au nom de la politique de l’emploi, alors qu’il y a de sérieuses raisons de penser que c’est là que les réformes seraient les plus urgentes et les plus utiles. Comme les vieux clowns qui ne font plus rire personne, ces réformes rabâchent un air mille fois entendu : le droit du travail serait le premier responsable du chômage1 et sa « flexibilisation » , combinée à une politique d’aides publiques à l’emploi, serait la voie royale d’un retour du plein emploi. Bien sûr le rabâchage n’est pas la répétition et l’on peut déceler dans ces réformes quelques variantes nouvelles. Mais on voudra bien pardonner à un observateur lassé de ne pas s’attarder sur cette face visible et assez décourageante du droit de l’emploi. Réformer le droit du travail est un problème en soi, qu’il est funeste de confondre avec celui du niveau d’emploi (I). Il faut donc remonter à la source dogmatique de pareils errements (II), pour sortir du darwinisme normatif où le législateur se laisse enfermer (III). I – Haro sur le droit du travail ! (Variations sur un air connu) Une constante des réformes menées au nom de l’emploi depuis 30 ans est de s’attaquer toujours aux maigres sécurités auxquelles s’accrochent encore les plus faibles. Qu’elles aient été menées au nom du « partage » ou de la « flexibilisation » de l’emploi, le dénominateur commun de ces politiques a été d’imputer à certains avantages liés à l’emploi (travail à temps plein, salaire décent, protection contre le licenciement) la difficulté de certaines catégories de travailleurs à trouver un emploi. Ce qui a conduit, selon l’inspiration plus ou moins « sociale » du moment, à réduire ces avantages ou à en faire supporter une partie du coût par l’État ou la sécurité sociale. Le droit de l’emploi est ainsi devenu le lieu le plus visible du renversement des rôles qui s’est opéré entre l’État, l’entreprise et la finance. Là où, dans la tradition colbertiste, l’Etat dictait les grandes lignes d’une politique économique que les grandes entreprises mettaient en œuvre et que les financiers * UMR CNRS 6028/MSH AngeGuépin 1 V. ce que disait déjà sur ce point G. Lyon-Caen, Le droit au travail, in Les sans emploi et la loi, (ouv. coll.), Quimper, Calligrammes, 1988, p. 203 et s.. 2 devaient servir, ce sont aujourd’hui les objectifs financiers qui dictent la conduite des entreprises, tandis que le coût des sacrifices humains qui en résultent est supporté par l’État, soit directement par le financement des politiques de l’emploi, soit indirectement lorsqu’il doit faire face à la misère, la violence et l’insécurité. Cette instrumentalisation de l’État conduit à une réforme rampante du statut salarial, qui n’étant pas avouée comme telle, n’est pas véritablement délibérée ou négociée. Avec cet effet que les protections sont rognées ou supprimées là où elles seraient le plus nécessaire tandis qu’elles continuent de s’empiler en haut de l’échelle salariale et jusque sur la tête des cadres dirigeants. Bien que régulièrement stigmatisée, cette dualisation du monde du travail ne cesse de s’accentuer. Ceci est particulièrement vrai des droits collectifs, dont l’effectivité tend à être proportionnelle à la sécurité de l’emploi : ce sont ceux qui en auraient le plus besoin qui s’en trouvent totalement privés2. La réforme du statut salarial, son adaptation aux changements objectifs que les nouvelles techniques introduisent dans l’organisation du travail, est un problème en soi, qui mériterait d’être abordé en tant que tel. Le modèle de l’emploi, de l’abdication par un travailleur de sa liberté en échange d’une certaine sécurité, ne peut plus avoir la place centrale qui a été la sienne dans la société industrielle . Tout le monde ou presque s’accorde aujourd’hui à considérer que la question de ce statut déborde la simple occupation d’un emploi, et qu’au-delà de l’emploi il convient de construire un état professionnel des personnes qui assure sur le long terme leur capacité et leur sécurité économique, et leur donne ainsi les moyens de prendre des initiatives et d’assumer des responsabilités3. Les notions clés dans cette perspective sont le travail (entendu sous toutes ses formes, et pas seulement au sens de travail salarié), la capacité professionnelle et la sécurité économique et non pas l’emploi, la subordination et la sécurité sociale. Ce n’est pas en s’acharnant sur les rigidités présumées (et en fait inexistantes) du statut des salariés les plus fragiles qu’on risque d’avancer beaucoup sur cette voie, mais bien plutôt en faisant évoluer le statut de la fonction publique, qui devrait être en France le lieu privilégié de la réforme du droit de l’emploi. Comme l’emploi à vie au Japon, la fonction publique constitue en France la référence centrale de notre modèle d’emploi. La plupart des dirigeants des grandes entreprises en sont issus, et la grande masse des salariés du privé aspirent à une sécurité dont elle incarne le modèle. A la différence des formes les plus dégradées du statut salarial, le statut de la fonction publique se prête parfaitement à une réforme de l’emploi qui adosserait sur la sécurité professionnelle garantie tout au long de la vie des engagements contractuels évoluant au cours de la carrière, source de droits et de devoirs propres à chaque agent4. Une telle réforme ne serait donc pas seulement une manière de guérir l’État de l‘arthrose aiguë dont il souffre, et de mieux employer l’argent public. Ce serait aussi, et peut-être surtout, la clé d’une réforme du « modèle social » français. 2 Cf. Revisiter les droits d’action collective, Dr. Soc. 2001, p. 687 et s. Qui peut sérieusement prétendre que le titulaire d’un contrat nouvel embauche, révocable ad nutum par son employeur, dispose effectivement du droit de grève ? 3 Cf. Lectures étrangères sur le devenir du droit social, Dr.Soc. novembre 2005. 4 Exemple à l’attention des juristes : serait-il inconvenant d’admettre que dans les facultés de droit, un professeur- avocat (variété en plein essor) n’est pas aussi disponible pour ses étudiants et libre dans ses recherches qu’un professeur à temps plein, et de décider (comme la plupart des pays européens) que cette différence d’engagement professionnel est légitime mais doit se traduire par une différence de traitement, la réduction de la rémunération des uns permettant de mieux payer les autres ou d’embaucher des jeunes ? La même question peut être posée quant aux obligations d’enseignement, qui demeurent les mêmes que l’universitaire ait ou n’ait pas d’activité de recherches. L’idée d’une modulation des engagements, et donc des droits et des devoirs de chacun durant sa carrière en fonction de l’intensité de son engagement dans l’enseignement, la recherche ou l’administration universitaire, est une idée de bon sens, souvent répétée (v. not. Conseil national de développement des sciences humaines et sociales Pour une politique des sciences de l’Homme et de la société, Paris, PUF, Quadrige, 2001, p. 41 et s.). Elle s’est brisée jusqu’à présent sur la fédération des conservatismes mandarinaux et syndicaux, qui préfèrent faire payer aux jeunes (par la raréfaction ou la précarisation de l’emploi, ou par le transfert des charges pédagogiques ou administratives) le prix de leurs « avantages acquis ». 3 Loin de s’engager dans cette voie, la dernière avalanche de textes adoptés au nom ou au sujet de l’emploi met en œuvre la doctrine des organisations économiques internationales, qui ne cessent d’inviter les pays de la « vieille Europe » à « flexibiliser » leurs marchés du travail5. Le législateur continue ainsi de rechercher dans la réduction des protections attachées à l’emploi les clés du retour à l’emploi (A), alors que tout porte à penser que l’abrogation pure et simple du code du travail n’y suffirait pas (B). A) Les « nouvelles » remises en cause du droit du travail au nom de l’Emploi Les « réformes du marché du travail » entreprises un peu partout en Europe demeurent prisonnières du vieux modèle de l’emploi, dont elles se contentent de dégrader les termes, en réduisant les sécurités et en augmentant la dépendance des salariés qu’elles « ciblent ». Sont ainsi édifiés des ersatz d’emploi, aussi coûteux pour les caisses de l’État et de la sécurité sociale qu’inefficaces dans la uploads/S4/ a-supiot-le-droit-de-travail-brade-sur-de-marche-des-normes.pdf
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- Publié le Fev 01, 2021
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