PHILIPPE ARDANT Le contenu des Constitutions variables et constantes Que metten

PHILIPPE ARDANT Le contenu des Constitutions variables et constantes Que mettent les Français dans leurs Constitutions ? L'inventaire des treize textes1 qui se sont succédé depuis 1791 et des révisions partielles encore plus nombreuses, révèle des matériaux étonnam¬ ment divers. La souveraine liberté des Constituants les a autorisés à composer leur à leur idée sans souci des frontières, de schémas, de volume de 34 (1875) à 377 articles (an III) en fonction de ce que leur paraissaient justifier les circonstances. Car un des caractères de notre histoire constitutionnelle est qu'elle ne s'analyse pas comme la recherche persévérante de la perfection ou d'institutions idéales, elle doit peu aux théories et elle ne s'apprécie pas en termes de progrès. Elle est avant tout une suite de réponses données, dans la hâte souvent, à des problèmes concrets posés à un pouvoir cherchant à assurer ses assises. Sa richesse est due d'abord à son adaptation continuelle à une conjoncture constam¬ ment renouvelée2. Comment s'étonner alors que nos Constitutions se ressemblent si peu ? Certes, des affinités apparaissent, et des parentés étroites même lorsqu'un texte a servi de canevas à un autre : an VIII et 1852, 1814 et 1830, mais ces influences s'épuisent d'un coup, les correspondances rapprochent deux textes au plus, aussi dans l'en¬ semble les différences l'emportent et de beaucoup. A qui en dou- 1. 13, 12 ou 11 ? Dans le débat sur le nombre des Constitutions françaises nous retiendrons le premier chiffre en y incluant les textes de 1793 et de 1870, ainsi que l'Acte additionnel de 1815. Au total 1 515 articles (255 pour la Constitution de 1791 avec la Déclaration des Droits), auxquels il faut ajouter plus de 250 dispo¬ sitions retouchées ou ajoutées par les différentes révisions. 2. « A parcourir ainsi d'un coup d'dil toute notre histoire constitutionnelle contemporaine, il se confirme donc bien que les Constitutions ne sont pas des systématiques conçues par la raison arbitraire de leurs auteurs, mais des vivantes produites par l'histoire », M. Deslandres, Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870, t. II, p. 734. 32 Philippe Ardant terait, il suffit de lire par exemple les textes de 1793 et de l'an III, de 1791 et de 1958, la Constitution de 1848 après les lois consti¬ tutionnelles de 1875 ; impossible ensuite de parler de moule commun ou de Constitution à la française. Pourtant, si on examine les Constitutions non plus séparément mais dans leur succession, si on les replace dans la durée cent soixante-sept ans entre les deux maillons extrêmes , on s'aperçoit que leur contenu ne varie pas seulement au gré des circonstances, que les changements ont un sens, et qu'à travers les contrastes et les oppositions des évolutions s'affirment. La matière constitutionnelle tout d'abord s'est considérablement décantée, épurée, allégée. Le droit constitutionnel est probablement la seule branche du droit qui soit moins complexe aujourd'hui qu'il y a deux siècles. Depuis les textes de la Révolution nos Constitutions régissent des domaines moins nombreux, moins vastes et les orga¬ nisent moins en profondeur. La matière constitutionnelle se réduit à un fonds commun composé autour du chef de l'Etat, du Gou¬ vernement et du Parlement, pièces d'un puzzle susceptible de configurations multiples à travers des modifications de leur statut, de leurs relations et de leurs attributions. En même temps elle s'enrichit par intermittence grâce à l'apparition de nouveaux pro¬ tagonistes comme par l'appel à des principes inédits. Ce contenu commun à toutes les Constitutions n'est donc pas immuable ou figé, lui-même a connu en deux cents ans des transformations remarqua¬ bles. Aussi, l'appauvrissement de la matière constitutionnelle va-t-il de pair avec son renouvellement. I. L'appauvrissement de la matière constitutionnelle En 1789 les Constituants n'avaient pas une vue bien arrêtée de ce qu'il convenait de mettre dans une Constitution. Ils savaient seulement qu'ils voulaient rompre avec le passé et poser les bases d'un ordre nouveau. Ils comprenaient que leur projet de société ne se réaliserait pas par un simple changement du système de Gouvernement, mais qu'il impliquait une transformation en pro¬ fondeur des relations entre les hommes dans tous les domaines : familial, social, professionnel, économique et politique. La Cons¬ titution s'imposait comme l'instrument privilégié de ces change¬ ments. Confiants dans le droit, dans l'écrit, dans le caractère solennel du texte, les hommes de la Révolution y inscrivent tout ce qu'il leur paraît indispensable de consacrer et dans le détail : la Consti- Le contenu des Constitutions : variables et constantes 33 tution est la mise en forme du contrat social. Il en résulte un texte long, minutieux, concret, au contenu dépassant délibérément la seule organisation des pouvoirs publics. De cette première expérience aurait pu naître une tradition de Constitutions larges, à vocation globale, ancrées dans une société déterminée à l'image de celles qu'on trouve aujourd'hui dans beau¬ coup de régimes marxistes et d'Etats du Tiers Monde : les disposi¬ tions concernant les institutions y côtoient des règles touchant la vie sociale, économique, voire culturelle, le rappel du passé national s'y mêle à l'exposé de la conception des relations internationales. Et c'est bien dans cette voie qu'ont semblé s'engager à la suite du texte de 1791 les Constitutions de la période révolutionnaire. Moins celle assez brève de 1793 la rupture avec l'Ancien Régime était accomplie, il restait à en finir avec la Royauté que la plus prolixe de notre histoire, celle de l'an III. Mais dès l'an VIII une évolution s'amorce. En dépit de sursauts : 1848, 1946, le contenu se resserre, le souci du détail s'atténue, les Constitutions finissent par devenir tout à fait abstraites et presque exclusivement fonctionnelles. Ce résultat découle à la fois de l'exclusion progressive de la société civile de la matière constitutionnelle et de la déconstitu- tionnalisation de pans entiers du droit public au profit de la loi ou du règlement intérieur des assemblées. La disparition de la société civile D'un rapprochement, même rapide, entre la Constitution de 1958 et celle de 1791, une différence s'impose : la société civile a disparu. En effet, en pleine lumière ou sous-jacente, celle-ci est partout pré¬ sente dans les Constitutions de la Révolution. Si on élabore alors une Constitution c'est en priorité pour des hommes, pour les indi¬ vidus qui composent la société civile en France au xvme siècle. Il s'agit de définir leur place en son sein, de leur donner le statut promis par l'idéal de liberté, d'égalité et de fraternité, de l'unifier par-delà les coutumes locales, de leur remettre la souveraineté et de les associer à son exercice. Toute Constitution comporte en conséquence une Déclaration des Droits et commence par elle ; avant même d'aménager le pou¬ voir on définit les bases d'organisation de la société. Peu importe que dans sa formulation la Déclaration soit souvent abstraite, der¬ rière chacune de ses dispositions on distingue l'un des abus de l'Ancien Régime dont on ne veut plus : lettre de cachet, incapacités et persécutions religieuses, excès des Parlements, privilèges des Pouvoirs 50, 1989 2 34 Philippe Ardant ordres... Qui n'a en mémoire le martèlement dans la Constitution de 1791 de la formule « il n'y a plus » : « il n'y a plus de noblesse, ... de féodalité, ... de corporations, ... d'hérédité » ? Un énoncé des devoirs complète parfois la Déclaration et dans le corps même de la Consti¬ tution on revient sur les Droits pour les préciser, les renforcer, les garantir. La société civile est à la fois en tête et au c du texte : La présence des déclarations et de chapitres concernant les Droits est un des caractères marquants des Constitutions de la Révolution à 1848. Cette proclamation va ensuite se réduire à un simple renvoi et même disparaître : en 1852 et en 1870 la Constitution se contente de reconnaître, confirmer et garantir les principes de 1789, les lois constitutionnelles de 1875 les ignorent et si la Constitution de 1946 renoue avec la tradition et s'efforce de les actualiser, celle de 1958 se limite à une déclaration d'attachement aux Droits « définis » en 1789 et « complétés » en 1946. Les principes de base d'organisation de la société sont sortis du champ de la Constitution. En même temps, dans les textes révolutionnaires on croise toutes les composantes de la société : les pères, les mères, les épouses et les veuves, des frères et des cousins ; les Constitutions répondent aux craintes et aux espoirs des propriétaires, des locataires, des usufruitiers, comme à ceux des fermiers et des métayers, des créan¬ ciers et des débiteurs ; sévères pour les nobles et les émigrés, elles se préoccupent des vieillards et des enfants abandonnés et elles évaluent une population en « âmes ». Et ce n'est là qu'un échantillon de ces catégories à travers lesquelles la Constitution prend en compte des hommes ayant une famille dont elle laïcise l'état civil et dont le mariage est considéré comme un simple contrat civil , engagés dans une activité professionnelle travaillant dans des « ports » ou militaires dans des « places » fortes , uploads/S4/ ardant-philippe-le-contenu-des-constitutions-variables-et-constantes-1989.pdf

  • 53
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Nov 15, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
  • Taille du fichier 1.3824MB