Les concepts de liberté publique et de droit fondamental Laurence Burgorgue-Lar

Les concepts de liberté publique et de droit fondamental Laurence Burgorgue-Larsen Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne I. TERRAIN SENSIBLE Terrain sensible : voilà la réflexion qui traverse l’esprit du chercheur quand — après s’être plongé dans de nombreuses lectures plus variées les unes que les autres sur la problématique générale des droits de la personne — il se met en quête de trouver un angle d’accroche pour systématiser l’influence du droit européen1 sur la notion « classique » de liberté publique — qui se décline le plus souvent au pluriel — et sur celle plus « contemporaine » de droit fondamental2. Le terrain est sensible car la charge théorique — pour ne pas dire idéologique — que véhiculent ces deux notions est impressionnante. Toute l’histoire du droit public français est intimement reliée aux libertés publiques3, tandis que les évolutions récentes qui le caractérisent démontrent qu’il est aujourd’hui arrimé, qu’on le veuille ou non, à la notion de droit fondamental et/ou de liberté(s) fondamentale(s) — la boussole terminolo- gique s’affolant souvent — bref à la question de la « fondamentalité » qui serait la marque de la « postmodernité ». 1. Le « droit européen » est pris ici dans sa double déclinaison de droit conventionnel (CEDH) et de droit de l’Union (UE). On verra toutefois que, sur certains points, il est difficile de maintenir ne varietur l’équivalence analytique. 2. On ne peut ici éluder un élément « sociologique » rappelé par tous les manuels : il s’agit de la création en 1954 de l’enseignement de Libertés publiques qui fut rendu obligatoire dans le programme de Licence en 1962. Ce n’est qu’au début des années 1990 que la référence au Droit des libertés fonda- mentales apparut (v. arrêtés des 13 févr. 1993 et 30 avr. 1994). L’expression trouvait une consécration pratique avec l’arrêté du 29 janv. 1998 qui en faisait une épreuve importante pour l’accès aux Centres régionaux de formation professionnelle d’avocats. 3. T. Leterre, « Les libertés publiques : fondements et transformations », in Les libertés publiques, La Documentation française, 2000, p. 3-10. L’influence du droit européen sur les concepts structurels du droit public français 390 Les libertés publiques ne sont rien moins que « la contribution à la garantie des droits du modèle républicain à la fin du xixe siècle »4. La loi est le vecteur de leur consécration et de leur protection à une époque où elle jouit de l’infaillibilité5. La loi est aussi celle qui les rogne, les écarte voire les abolit ad personam6. Avec l’intermède funeste et dévastateur de Vichy, elles sont sérieusement affaiblies, le législateur ayant démontré qu’il pouvait irrémédiablement mal faire. Est-ce une des raisons qui expliquent que, sur les cendres des destructions des hommes et des biens, la période d’après guerre voit peu à peu modifier la donne de la protection des libertés en France et ailleurs ? Sans nul doute. Les Constitutions prennent le dessus sur les lois et deviennent l’archétype de l’État de droit7. Le légicentrisme a vécu ; le constitutionnalisme — parfois affublé de l’adjectif de « moderne » — voit le jour. Le préambule de la Constitution de 1946 proclame des droits nouveaux « particulièrement nécessaires à notre temps » tandis que la Constitution de 1958 entérine l’affaiblissement de la loi8 en insti- tuant le Conseil constitutionnel qui, en une décision et une seule, historique9, s’arroge le rôle éminent de « protecteur des libertés » en prenant au sérieux la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen10. Du coup, c’est toute l’étude du droit constitutionnel en France qui change d’allure. L’ère du décryptage de la justice constitutionnelle démarre, en grande pompe. L’École d’Aix prend son envol. Elle met en place des « outils » importants pour participer à la diffusion du droit 4. O. Dord, « Libertés publiques ou droits fondamentaux ? », in Les libertés publiques, La Docu- mentation française, 2000, p. 12. 5. Rappelons ici les grandes œuvres du législateur qui protégea la liberté de la presse (loi du 29 juill. 1881), s’arrima à consacrer la liberté syndicale (loi du 21 mars 1884 sur les syndicats), ou encore se pencher sur les contrats d’association (loi du 1er juill. 1901). 6. O. Dord rappelle que « Les parlementaires de la IIIe République comme au temps de saint Just, n’hésitèrent pas à priver de liberté les ennemis de la République. Ils adoptèrent des lois d’excep- tion d’autant plus contestables que certaines avaient une portée personnelle, telle la loi d’exil du 28 juin 1886 », op. cit., p. 12. 7. La littérature est innombrable sur la question. Les quelques références qui suivent n’épui- sent certainement pas le sujet. En langue française, on ne peut passer à côté des travaux de M.-J. Redor, De l’État légal à l’État de droit, Economica-PUAM, coll. « Droit public positif », 1992 ; L. Heuschlinf, État de droit, Rechtsstaat, Rule of Law, Dalloz, 2002. Pour une approche qui intègre le droit européen sous un angle comparatiste, on renvoie à la thèse d’E. Carpano, État de droit et droits européens, L’Har- mattan, 2005. 8. Une loi dont l’article 34 de la Constitution de 1958 assignait des objectifs importants : « La loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ». (C’est nous qui soulignons). 9. Cons. const. 16 juill. 1971, no 71-44 DC, Liberté d’association. 10. Pour des lectures critiques sur le niveau de protection offert par le contrôle constitutionnel depuis la décision de 1971, on se reportera à D. Lochak, « Le Conseil constitutionnel, protecteur des libertés ? », Pouvoirs 1986, no 13, p. 41 et, dans son sillage, à V. Champeil-Desplats, « Le Conseil constitutionnel, protecteur des libertés ou cerbère de la production législative ? », in Frontières du droit, critique des droits. Billets d’humeur en l’honneur de D. Lochak, LGDJ, 2007, p. 251-254 ; P. Wachsmann, « Des chameaux et des moustiques. Réflexions critiques sur le Conseil constitutionnel », in Frontières du droit..., op. cit., p. 279-284. Les concepts de liberté publique et de droit fondamental 391 comparé dans l’Hexagone11. Dans ce contexte, le constitutionnalisme allemand comme la théorie allemande des droits fondamentaux, une des plus sophisti- quée pour ne pas dire la plus aboutie, est un point de référence incontournable du « comparatisme » constitutionnel12. Dans le même temps, la planète est déjà devenue un village et les visionnaires réalistes — tels René Cassin13 — œuvrent sans relâche à l’échelle internationale pour proclamer l’universalité des droits qui sont nommés, au gré des textes, tantôt « droits de l’homme »14, tantôt « droits et libertés fondamentales15 », tantôt « droits fondamentaux »16. La Convention de sauvegarde des droits et libertés fon- damentales — trop souvent mal nommée Convention européenne des droits de l’homme par commodité langagière17 — en est justement l’emblème dès 1950, tandis que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, cinquante ans plus tard, confirme l’envolée de la « fondamentalité ». Europe et droits. Cette histoire est une longue histoire, largement connue désormais18. Il n’est pas le lieu ici de la retracer en reprenant le fil rouge classique des deux Europe, l’une des droits de l’homme (Conseil de l’Europe), l’autre du marché (Communautés européennes 11. Ainsi de l’Annuaire international de justice constitutionnelle et de la Revue française de droit constitutionnel. 12. Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’une des premières publications, sinon la pre- mière, qui a utilisé l’expression de « droit fondamental » est dû à M. Fromont, « Les droits fondamen- taux dans l’ordre juridique de la RFA », in Recueil d’études en hommage à C. Eisenmann, Cujas, 1975, p. 49-64. Dans cette lignée, la thèse de D. Capitant est également une référence obligée dans la litté- rature française, La protection des droits fondamentaux en Allemagne, LGDJ, 2001. Aujourd’hui, on assiste à un vaste mouvement (non dénué de tensions) dans le champ constitutionnel qui consiste à ériger le droit comparé en méthode indispensable d’analyse. Sur cette question passionnante, on ren- voie à la présentation éclairante de M. Verdussen, « Le droit constitutionnel sera comparé ou ne sera plus », in En hommage à F. Delpérée. Itinéraires d’un constitutionnaliste, Bruxelles-Paris, Bruylant-LGDJ, 2007, p. 1645-1657. 13. À l’heure de la célébration du 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il est plus que jamais intéressant de se replonger dans la vie et l’œuvre de René Cassin, v. Institut international des droits de l’homme, Actualité de la pensée de René Cassin, CNRS, 1981, 133 p. 14. Ad ex. Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 déc. 1948 ; Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme du 2 mai 1948. 15. L’article 1 § 3 de la Charte de San Francisco se réfère au « respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous sans condition de race, de sexe, de langue ou de religion. » (C’est nous qui soulignons). 16. Le 5e alinéa du Préambule de la Déclaration universelle des droit de l’homme ne s’en tient pas à une seule uploads/S4/ burgorgue-larsen-les-concepts-de-liberte-publique-et-de-droit-fondamental-pdf.pdf

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  • Publié le Sep 26, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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