BRUYLANT CHAPITRE VI CARACTÈRE INDEMNITAIRE OU PUNITIF DES DOMMAGES ET INTÉRÊTS

BRUYLANT CHAPITRE VI CARACTÈRE INDEMNITAIRE OU PUNITIF DES DOMMAGES ET INTÉRÊTS Rapport belge par Xavier THUNIS Professeur à l’Université de Namur et Bérénice FOSSÉPREZ Assistante à l’Université de Namur et avocate au barreau de Bruxelles 1. En obligeant l’auteur d’un dommage à le réparer, la respon- sabilité civile le sanctionne mais ne vise pas à lui infliger une puni- tion. Tel est, en bref, l’enseignement qui semble se dégager de la jurisprudence et de la doctrine belges. Dans un arrêt du 10 octobre 1972, la Cour de cassation a décidé, à propos du dommage moral, que « l’action en réparation d’un dommage moral n’a pas pour objet d’infliger une peine privée à la partie responsable du dommage ; que l’indemnité ne peut notamment être proportionnelle à la gravité des faits commis ; … » (1). En droit belge, le caractère indemnitaire des dommages et intérêts est presqu’un dogme. « Dans notre droit, écrit P. Van ­ Ommeslaghe, la responsabilité civile n’a jamais pour fin d’imposer une sanction indépendamment de la réparation du préjudice, que ce soit pour punir l’auteur du fait dommageable ou pour le dissuader de réité- rer son comportement » (nous soulignons) (2). Malgré la fermeté de cette déclaration, on peut se demander si la responsabilité civile, (1) Cass., 10 octobre 1972, Pas., 1973, I, p. 147. (2) P. Van Ommeslaghe, Droit des obligations, t. II, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 1595. 235696OPK_DOMREP_CS6_PC.indb 237 04/05/2015 14:09:05 238 xavier thunis et bérénice fosséprez BRUYLANT au moins à la marge et de façon officieuse, ne remplit pas d’autres fonctions que la fonction strictement indemnitaire. En droit commun des obligations, contractuelles ou extracontrac- tuelles, la fonction de peine privée s’affiche rarement comme telle. Il arrive pourtant que la jurisprudence ou la loi aggravent le mon- tant des dommages et intérêts dus à la victime en cas de compor- tement inacceptable de l’auteur du dommage. Il se peut aussi que certains dommages, pourtant difficilement évaluables ou répa- rables, tels que le dommage moral, fassent l’objet d’une indemni- sation, ce qui invite à s’interroger sur la signification de celle-­ ci. Dans d’autres domaines plus spécifiques, tels que celui des droits de la personnalité ou des droits intellectuels, le caractère non indemni- taire des dommages et intérêts s’exprime plus ouvertement. Notre contribution a pour objet de repérer dans quelle mesure le droit belge des obligations et plus particulièrement de la responsabilité civile accepte que les sanctions qu’il édicte en cas de manquement comportent une certaine dimension punitive. 2. Ni le droit belge ni le droit français ne reconnaissent, à de rares exceptions près, les dommages exemplaires ou punitive damages, étant donné la prévalence du principe indemnitaire. Cette affirma- tion a sa part de vérité mais aussi ses limites. En analysant diffé- rents domaines et disciplines juridiques – droit des obligations mais aussi droit des assurances, droits de la personnalité, droits intellec- tuels ou encore droit judiciaire –, l’exposé précise la portée réelle mais relative du caractère indemnitaire des dommages et intérêts. Ceux- ­ ci peuvent parfois poursuivre, concurremment à l’objectif de répara- tion, d’autres visées, préventives, dissuasives, voire punitives (3). Le décryptage des textes et de la jurisprudence n’est pas toujours aisé. La position très ferme de la Cour de cassation exposée plus haut invite les juridictions de fond à la prudence et les incite à s’ex- primer sous le couvert d’une rhétorique indemnitaire d’autant plus (3) Voy. sur ce thème en doctrine belge, Ch. Biquet-­ Mathieu, « ­ Rapport belge. Les peines privées », in L’indemnisation, Travaux Capitant, t. LIV, Paris, Société de législation comparée, 2007, pp. 43 et s. ; C. Cauffman, « Naar een punitief Europees verbintenissenrecht ? Een rechtsvergelijkende studie naar de draagwijdte, de grondwettigheid en de wenselijkheid van het bes- traffend karakter van het verbitenissenrecht », T.P.R., 2007, pp. 800 et s. ; J.-L. Fagnart, « La peine privée : une réalité qui dérange ? », in Liber Amico- rum F. Glansdorff et P. Legros, Bruxelles, Bruylant, 2014, pp. 135 et s. 235696OPK_DOMREP_CS6_PC.indb 238 04/05/2015 14:09:05 caractère indemnitaire ou punitif 239 BRUYLANT crédible qu’elle revêt une forme monétaire. Le droit de la responsa- bilité civile n’aurait pu assumer sa fonction d’indemnisation avec autant d’ampleur s’il n’avait bénéficié des services de ce traducteur universel qu’est la monnaie. La médaille a son revers. Abstraite, la monnaie ne révèle pas par elle-­ même l’intention de celui qui y recourt, que ce soit pour payer, pour indemniser ou pour punir. Le plan de cette contribution est le suivant. On rappelle d’abord les fonctions principales de la responsabilité civile qui déterminent la fonction des dommages et intérêts octroyés. Si la fonction de réparation reste première, d’autres fonctions émergent comme la prévention (I). Exprimés en unités monétaires, les dommages et intérêts peuvent revêtir diverses significations : sanction de la vio- lation de la loi contractuelle (II), compensation d’une atteinte à des intérêts ou à des droits extrapatrimoniaux (III) et à des droits intellectuels (IV). Il arrive que l’allocation de dommages et inté- rêts repose sur des fondements qui ne sont pas ceux de la respon- sabilité civile classique – on vise la théorie des troubles anormaux de voisinage – ou s’opère selon des principes qui modifient le jeu normal de l’indemnisation (V). L’exposé se poursuit par l’examen d’une série de mesures de protection et de conservation des droits dont le respect est garanti par des indemnités à caractère punitif (VI). Certaines procédures mettent parfois le principe indemnitaire à l’épreuve (VII). On en termine par quelques réflexions générales sur la portée du principe indemnitaire que l’on confronte briève- ment aux dommages et intérêts punitifs du droit américain et au principe de satisfaction équitable prévu à l’article 41 de la Conven- tion européenne des droits de l’homme (VIII). I. – Aperçu général des fonctions et objectifs de la responsabilité civile A. – Une fonction centrale : la réparation 3. Au sens large, la responsabilité civile est l’obligation qui incombe à une personne de réparer le dommage causé à autrui par un certain fait qualifié de générateur (4). Le droit de la ­ responsabilité (4) Voy. sur les différents sens du concept de responsabilité en droit, L. Bach, « Réflexions sur le problème du fondement de la responsabilité civile en droit français », RTD civ., 1977, pp. 22 et s. ; voy. égal. G. Viney, Introduction à la 235696OPK_DOMREP_CS6_PC.indb 239 04/05/2015 14:09:05 240 xavier thunis et bérénice fosséprez BRUYLANT civile s’est mué en droit de la réparation (5). L’accent mis sur la répa- ration est tel qu’il est parfois perdu de vue que la responsabilité civile est un correctif au principe selon lequel la charge des dom- mages est supportée par ceux qui les subissent (6). Cette mutation est le résultat d’une politique jurisprudentielle et législative dont la rigueur logique laisse parfois à désirer (7). Historiquement, le premier objectif de la responsabilité civile est de sanctionner l’auteur du dommage. Cet objectif, qui n’a pas entièrement disparu, explique la relative survivance de la faute comme fondement et comme condition de la responsabilité civile (8). De nos jours en sourdine, la fonction moralisante de la responsabi- lité civile était bien présente dans l’esprit des rédacteurs du Code civil (9). Les articles 1382 et 1383 du Code civil utilisent une termi- nologie significative qui, pour le juriste contemporain, a des conno- tations pénales : ils distinguent le délit qui vise la faute volontaire, du quasi-­ délit qui vise la faute involontaire, commise par simple imprudence ou négligence. Cette distinction est devenue théorique de nos jours : comme le souligne l’arrêt cité en introduction, l’obli- gation de réparer dépend de l’ampleur du dommage et non de la gravité de l’acte commis par l’auteur de celui-­ ci. À partir du moment où la préoccupation première est la répara- tion du dommage plutôt que la sanction d’un comportement fau- tif, l’accent se déplace : il s’agit moins de sonder les intentions ou responsabilité, Paris, L.G.D.J., 1995, no 1, où l’auteur ménage une évolution possible : « L’expression ‘responsabilité civile’ désigne, dans le langage juridique actuel, ­ l’ensemble des règles qui obligent l’auteur d’un dommage causé à autrui à réparer ce préjudice en offrant à la victime une compensation » (nous souli- gnons). (5) Selon l’expression de J.-­ L. Fagnart, « Recherches sur le droit de la réparation », in Mélanges Roger O. Dalcq, Bruxelles, Larcier, 1994, p. 135. (6) F. Geny, « Risques et responsabilité », RTD civ., 1902, pp. 816 et s. (7) A. Tunc, « Logique et politique dans l’élaboration du droit, spéciale- ment en matière de responsabilité civile », in Mélanges en l’honneur de Jean Dabin, Bruxelles/Paris, Bruylant/Sirey, 1963, pp. 329 et s. ; F. Rigaux, « Logique, morale et sciences expérimentales dans le droit de la responsabi- lité », in Mélanges Roger O. Dalcq, Bruxelles, Larcier, 1994, p. 520. (8) Voy. sur ce thème X. Thunis, « Théorie générale de la faute », in Respon- sabilités. Traité théorique et pratique, l. 20, 20bis et 20ter, Bruxelles/­ Waterloo, Kluwer, 2001, 2005 et 2011. (9) J.-­ L. Fagnart, « Introduction générale au droit uploads/S4/ caractere-indemnitaire-ou-punitif.pdf

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  • Publié le Mar 30, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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