CAHIERS DE LA SOCIÉTÉ P.-J. PROUDHON PROUDHON, DROIT OU MORALE ? Sous la direct

CAHIERS DE LA SOCIÉTÉ P.-J. PROUDHON PROUDHON, DROIT OU MORALE ? Sous la direction de Anne-Sophie CHAMBOST Publié avec le concours du Centre National du Livre G.NAVET, M.HERLAND, A.-S.CHAMBOST, J.CAGIAO Y CONDE, E.JOURDAIN, A.DABIN, S.HAYAT, F.TOBGUI Publications de la Société P.-J. Proudhon 2011 ISBN 2-906096-34-2 © Société P.-J. Proudhon – La Blanchetière 72320 COURGENARD 2011 3 Proudhon, droit ou morale ? A la question qui est au cœur de ce nouveau volume d’actes du colloque annuel, on serait tenté a priori de répondre que le franc-comtois n’était pas juriste… ce qui est, en ce domaine, à peu près la seule certitude. Du fait de son absence de formation universitaire, les juristes ont d’ailleurs longtemps eu tendance à négliger sa pensée, de la même manière qu’ils avaient contesté l’intérêt du regard porté sur leur objet d’étude par les philosophes (Kant et Hegel particulièrement). Et après tout, le dépérissement de l'Etat entraînant la fin du droit, il serait facile de déduire de l’hostilité de Proudhon à l’un, une opposition viscérale à l’autre1. Ce serait pourtant oublier que l’un des débats essentiels qui occupe depuis toujours juristes et philosophes est précisément de savoir dans quelle mesure l’Etat doit être considéré comme la source exclusive du droit ; or c’est bien l’anarchisme du franc-comtois qui l’a amené à s’intéresser au droit. Daniel Guérin a souligné l’association faite par Proudhon entre l'anarchie et l'ordre ("elle est l'ordre naturel par opposition à l'ordre artificiel imposé d'en haut, (...) elle est l'unité vraie par rapport à la fausse unité qu'engendre la contrainte"2). Dans cette perspective, la réflexion de notre auteur apparaît en effet centrée sur le droit, puisque après avoir commencé par la critique d'un droit (le droit de propriété) il s’est régulièrement interrogé sur le droit comme principe de réglementation des relations sociales – interrogation motivée par la quête d'une discipline assumée par la société, contre celle imposée par l'Etat. Si Paul Eltzebacher avait bien compris à cet égard qu'au nom de la Justice, Proudhon rejetait "non pas le droit, mais 1 Ex. Rudolph Stammler, pour qui notre auteur rejetait "tout lien obligatoire imposé par le droit", au motif que, "dans une société où les membres produisent et échangent librement des biens économiques, l'existence d'un ordre juridique n'est point nécessaire, il est même nuisible"; Stammler, R., Theorie der anarchismus, 1894, p.4, p.12. 2 Guérin, D., L'anarchisme, Paris, Gallimard idées, 1981(1ère éd., 1965), p.61. 4 presque toutes les normes légales et surtout les lois de l'Etat"1, on se reportera ici à la mise au point très claire proposée par Samuel Hayat. De fait, si l'anarchisme postule bien une société sans Etat, à aucun moment notre auteur ne conçoit une société sans droit, et Alexis Dabin montre encore dans son analyse du principe de la mutualité, comment le franc-comtois articule toute sa réflexion autour de la constitution d’un nouveau droit. En définitive, après que de nombreux commentateurs de l’œuvre proudhonienne ont eu l’intuition de son culte du droit (G.Seailles, G.Gurvitch, J.Lacroix, Fr.Chazel), les recherches récentes qui en ont éclairé la profondeur permettent aujourd’hui de confronter cette pensée juridique avec celle de l’un des maîtres de la théorie du droit, l’autrichien Hans Kelsen. Jorge Cagiao livre sur ce point une contribution passionnante, fondée sur l’hypothèse que la pensée kelsenienne sur le fédéralisme éclairerait la cohérence de la pensée proudhonienne sur la fédération ; dans une autre perspective, nous proposons pour notre part une présentation synthétique de la pensée pénale de Proudhon, mue par une interrogation sur le sens et la portée des sanctions qui accompagnent les normes. Mais justement, dans cette quête d’une régulation des comportements humains, le droit est-il la seule norme et quelle place Proudhon accorde-t-il à la morale ? Si le droit est du domaine de l'extériorité et de l'altérité, la morale vise les relations de l'homme avec sa conscience, dans la recherche de l'action juste, conforme à une conception idéale de l'homme, objective et universelle2. La contribution de Georges Navet offre en ce sens une transition parfaite, en éclairant le lien établi par Proudhon entre morale et droit - avec au passage une mise au point précieuse sur l’influence de Kant sur la formation de la notion de la Justice, poutre porteuse de l’œuvre du franc-comtois. Proudhon adopte en effet la perspective kantienne de la Justice fondée sur la 1 Eltzebacher, P., L'anarchisme, Paris, Giard et Brières, 1902, p.99. 2 Pour une synthèse sur ce point, voir l’entrée “morale” rédigée par Fawzia Tobgui dans le Dictionnaire Proudhon, Gaillard Ch. et Navet G. (dir.), Bruxelles, éd.Aden, 2011. 5 dignité et le respect de la personne, même si, en vertu de son principe d’immanence, il en place la source dans la conscience de l'homme, ce qui permet à celui-ci de trouver en lui-même la justification de ses actes. L’article de Fawzia Tobgui livre sur ce point un éclairage stimulant… mais comme la pensée proudhonienne est décidément source de controverses, Michel Herland interroge aussi opportunément les impasses de la morale proudhonienne, socle de sa recherche d’une société juste et d’une morale sociale. Il n’en reste pas moins que, pour ce faire, la Justice doit aussi s'objectiver dans des règles positives, et l’on retrouve ici le droit, dont Jean Lacroix a eu raison de dire qu’il est, pour le franc- comtois, "l'intermédiaire par lequel les hommes prennent conscience de la Justice et la réalisent parmi eux". A cet égard, Edouard Jourdain livre un regard intéressant sur l’opposition des libéraux (centrés sur l’individu) et des communautariens (centrés sur la collectivité) en montrant comment, autour de la recherche du juste et du Bien, l’équilibre antinomique proposé par Proudhon permettrait de dépasser l’opposition. S’il s’avère décidément impossible de démêler chez Proudhon ce qui ressort du droit et de la morale, l’explication tient sans doute au fait que, comme le rappelait en son temps le juriste Georges Ripert1, il n’y a finalement pas de différence de domaine, de nature ou de but entre les deux : le droit doit réaliser l’idée de juste, qui est une idée morale ! 1 Ripert, G., La règle morale dans les obligations civiles, Paris, LGDJ, 1949 (4ème éd.), n° 6. 6 Proudhon et Kant : contrainte et sanction Georges Navet (Paris 8 ; LLCP EA 4008) La question est de savoir s’il existe une différence entre morale et droit chez Proudhon ; la réponse passera par une analyse de l’usage que fait Proudhon de Kant. Le texte de référence sera De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise. Proudhon a connu Kant assez tôt, d’abord à travers ces présentateurs ou commentateurs qu’ont été Cousin et Lerminier, puis à travers les traductions qu’en a données Joseph Tissot. Il y a une trentaine d’occurrences du nom de Kant dans De la justice… Il est certes souvent intégré à ces listes qu’affectionne Proudhon (Descartes, Leibniz, Kant, Fichte…), mais il apparaît aussi dans des développements qui lui sont consacrés, si brefs puissent-ils être ; ainsi le développement de la Deuxième Etude (Les Personnes, chap. VII1), sur lequel nous reviendrons. Kant y est le plus souvent attaqué, voire raillé pour avoir ramené la religion par la fenêtre de la Critique de la Raison pratique après l’avoir chassée par la porte de la Critique de la Raison pure. Proudhon écrit toutefois, dans la note D afférente à la Huitième étude, Conscience et Liberté : « Et remarquez où nous conduit cette soumission à la raison : à une théorie de la formation et de l’usage des concepts, à cette critique kantienne qui ne laisse rien subsister, comme savoir positif, de la théologie. C’est la philosophie moderne, c’est Descartes, c’est Kant surtout, qui ont donné aux générations modernes cette initiation antiabsolutiste, antireligieuse. Sortez de cette critique, vous renoncez à toutes les conditions du savoir certain » 2. 1 Proudhon, P.-J., De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise, in Œuvres Complètes de Proudhon, Ed. Rivière, t. 1, p. 430 et sq. 2 Ibid., t. 3, p. 440. 7 Ajoutons la lettre à Langlois du 30 mai 1861, dans laquelle Proudhon dit son admiration pour Kant 1… On en déduira que c’est faute d’être allé assez loin dans la direction que lui-même indiquait que Kant a réintroduit la théologie par la fenêtre de la Critique de la raison pratique. Faut-il donc écrire une nouvelle critique ? La question de savoir comment purger la raison de toute tentation théologique en recouvre une autre : comment caractériser cette œuvre écrite, selon l’expression de Renouvier, « à toute vapeur, à grand renfort des procédés de l’éloquence, trop souvent de l’invective, plutôt que composé (e) avec une méthode sévère »2 ? Qu’est-ce, en d’autres termes, que De la Justice… ? L’auteur lui-même semble hésiter, si l’on en croit ce passage de la Douzième étude, De la sanction morale, chap. VI : « Quel nom donner à cette philosophie de la Révolution, qui n’est évidemment pas du théisme, mais qui n’est pas nom plus de l’athéisme, ni du panthéisme, ni du spiritualisme, ni du matérialisme ; qui n’est pas l’éclectisme, bien qu’elle réalise tous les vœux de l’éclectisme, uploads/S4/ proudhon-droit-ou-morale.pdf

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  • Publié le Apv 29, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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