Le principe de bonne foi en droit civil québécois Louis LeBel Notes pour une al

Le principe de bonne foi en droit civil québécois Louis LeBel Notes pour une allocution La loyauté de l’obligation et l’obligation de loyauté : Charles Gonthier et l’obligation de bonne foi en droit civil québécois par M. le juge Louis LeBel, juge, Cour suprême du Canada et Me Vincent Rochette, auxiliaire de recherche, Cour suprême du Canada pour l’année 2010-2011 Conférence Charles Gonthier Montréal, les 20 et 21 mai 2011 I. Introduction Dans les jours qui ont suivi le décès de Charles Gonthier, le milieu juridique canadien multiplia les éloges des qualités humaines de cet 2 avocat et ancien juge à la Cour suprême du Canada1. Les témoignages recueillis, étaient empreints d’une profonde sincérité et exprimaient toute l’estime portée à ce grand magistrat. À titre d’exemple, le doyen Daniel Jutras, qui avait côtoyé le juge Gonthier alors qu’il était adjoint exécutif juridique de la juge en chef McLachlin, lui a rendu hommage en des termes fort émouvants dans le journal de l’Université McGill, où il écrivait : La disparition de cette voix unique est une perte immense pour nous tous. […] Charles Gonthier nous laisse en héritage le souvenir d’un homme empreint d’humilité, dans un monde où l’orgueil est si répandu. Il était toujours affable et bienveillant, conversant avec délicatesse sans jamais élever la voix ni dominer son interlocuteur. Surtout, il savait écouter, et montrait un intérêt sincère pour les jeunes juristes auxquels il donnait temps et énergie sans compter2. Parmi ces jeunes juristes que le décès du juge Gonthier attristait particulièrement, figuraient bon nombre de ses anciens auxiliaires de 1 De nombreux témoignages ont également été rendus du vivant du juge Gonthier. Voir, par exemple, l’hommage rendu par le juge en chef Michel Robert : « Hommage à l’honorable juge Charles Gonthier à sa retraite de la Cour suprême du Canada », (2003) 48 R.D. McGill 175. 2 Université McGill, McGill Reporter (21 juillet 2009), disponible à l’adresse http://publications.mcgill.ca/reporter/2009/07/charles-doherty-gonthier-1928-2009. 3 recherche à la Cour suprême. À leur sujet, le doyen Jutras soulignait qu’ils allaient « [traduction] se souvenir de lui comme un homme d’une gentillesse, humanité et sagesse extraordinaires, et d’une infatigable détermination à poser le bon geste »3. Leurs témoignages de ces juristes n’ont pas démenti les propos de M. Jutras. Dans une entrevue avec Globe and Mail, Mahmud Jamal disait regretter la perte d’un « perfect gentleman »4. Fabien Gélinas joignait sa voix à ceux qui considéraient le juge Gonthier comme un « homme profondément moral » 5. Un an après son décès, c’est avec émotion que Martin Valasek affirmait rendre hommage au « great and good man » qui avait été son mentor pendant l’année qu’il avait passée à la Cour6. Comme cette brève introduction le suggère, la communauté juridique canadienne a éprouvé le décès du juge Gonthier non seulement comme la perte d’un juriste d’exception, mais aussi comme celle d’un 3 Idem. 4 « Ex-jurist left a complex legacy », The Globe and Mail (20 juillet 2009), disponible à l’adresse http://v1.theglobeandmail.com/servlet/story/LAC.20090720.OBGONTHIER20ART2222/BDASto ry/BDA/deaths/?pageRequested=3. 5 Fabien Gélinas, « Une justice fraternelle : éléments de la pensée de Charles Doherty Gonthier », (2010) 55 R.D. McGill 1. 6 Martin J. Valasek, « Remembering the Honourable Mr. Justice Charles D. Gonthier », (2010) 6(1) JSDLP-RDPDD 1. 4 humaniste apprécié de tous. Dans une large mesure, c’est ainsi à l’ensemble de ses qualités d’homme et de juriste que l’on a voulu rendre hommage et auquel je suis honoré de participer à cet événement. Collègue du juge Gonthier pendant quelques années, j’ai pu apprécier la finesse et la loyauté de son esprit ainsi que son profond respect par les valeurs que devait défendre notre Cour. D’ailleurs, le sujet qui m’a été attribué reflète bien l’harmonie entre la personnalité de Charles Gonthier et ses qualités de juriste. II. Le juge Gonthier et le mouvement de moralisation du droit québécois des obligations Le juge Gonthier a exercé une influence certaine dans la modernisation du droit québécois des obligations, principalement à l’égard du rôle de l’obligation de bonne foi (ou de loyauté). Ses jugements dans les affaires Banque de Montréal c. Kuet Leong Ng7 et Banque de Montréal c. Bail Ltée8, rendus à une époque charnière du développement du droit civil, ont eu des répercussions significatives 7 [1989] 2 R.C.S. 429. 8 [1992] 2 R.C.S. 554. 5 sur la définition, la portée et l’interprétation des règles regroupées dans le nouveau Code civil du Québec 9 . Autre signe de leur importance, ces deux jugements sont rapidement devenus, dans les facultés de droit du Québec, des lectures incontournables des étudiants dans l’apprentissage de la théorie générale des obligations et des règles applicables à certains contrats nommés. Ce n’est donc pas un hasard si la Juge en chef du Canada, au moment de son décès, a salué sa mémoire en mentionnant qu’il « était un éminent juriste canadien hautement respecté. Son développement des notions d’équité et de bonne foi, surtout dans le domaine des contrats, a profité à tous les Canadiens »10. La contribution de Charles Gonthier au développement du principe de la bonne foi s’est inscrite dans une démarche de moralisation des rapports juridiques engagée et complétée par le législateur québécois, mais définie en grande partie par la jurisprudence de la Cour suprême. Au cours de la décennie 1970, il était devenu clair que le modèle 9 L.Q. 1991, c. 64. 10 Cour suprême du Canada, Communiqué de presse, 20 juillet 2009, disponible à l’adresse http://csc.lexum.org. 6 libéral sur lequel le Code civil du Bas-Canada était fondé devait être réévalué et adapté afin de prendre compte des nouvelles réalités socio- économiques 11 . Les quelques principes d’ordre public qui s’y retrouvaient avaient fort peu de force et la lésion entre majeurs n’était reconnue en aucune circonstance12. De plus, bien que le libellé de l’article 1024 C.c.B.-C. ait reconnu l’équité comme principe d’interprétation des obligations contractuelles, l’évolution du droit civil l’avait réduite au rang honorable, mais secondaire, des déclarations de principe13. Le temps avait effectivement prouvé que l’équité contractuelle, mentionnée dans le Code de 1866, était impuissante pour remédier aux injustices auxquelles étaient exposées les parties vulnérables dans des rapports contractuels14. 11 Comme la Cour d’appel du Québec, sous la plume du juge Chevalier, l’écrira plus tard, « [les] concepts antiques et encore respectables de la liberté contractuelle fondée sur l’autonomie de la volonté et de l’obligation d’honorer la parole donnée ne suffisent plus de nos jours à satisfaire cette autre notion tout aussi impérative qui est celle de la justice contractuelle ». Voir Gareau auto inc. c. Banque canadienne impériale de commerce, [1989] R.J.Q. 1091, p. 1095. 12 Claude Massé, « Les liens entre la Loi sur la protection du consommateur et le Code civil du Québec », dans Nicholas Kasirer et al. (dir.), Du Code civil du Québec. Contribution à l’histoire immédiate d’une recodification réussie, Montréal, Éditions Thémis, 2005, p. 384. 13 L’article 1024 C.c.B.-C. se lisait ainsi : « Les obligations d’un contrat s’étendent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les conséquences qui en découlent, d’après sa nature, et suivant l’équité, l’usage ou la loi ». 14 Marie Annik Grégoire, Liberté, responsabilité et utilité : la bonne foi comme instrument de justice, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2010, p. 174. 7 Cela était particulièrement vrai à l’égard des relations entre les consommateurs et les « manufacturiers », tels qu’on les nommait alors. Peu après 1970, l’adoption de la première mais surtout de la deuxième version de la Loi sur la protection du consommateur15 avait changé l’orientation du droit dans le domaine. Malgré le caractère ponctuel et ciblé de l’intervention du législateur québécois, il est possible avec le recul de considérer que l’adoption de la L.p.c. témoignait de l’apparition d’un paradigme nouveau : le souci de la moralité contractuelle dans le système du droit civil du Québec16. Notamment par l’introduction de la lésion entre majeurs comme moyen de nullité d’un contrat, cette loi à portée sociale voulait tempérer le principe de l’autonomie de la volonté, pilier du 15 L.R.Q., ch. P-40 (abrogée); L.R.Q., ch. P-40.1. 16 Il convient cependant de noter qu’en 1964, le législateur québécois a inséré dans le Code civil une section intitulée « De l’équité dans certains contrats ». Cet amendement législatif a timidement introduit, aux articles 1040a et suivants, la lésion comme moyen de nullité du contrat de prêt, lorsque la prestation de l’obligation était abusive et exorbitante. Les tribunaux ont d’ailleurs été fort réticents à utiliser leur pouvoir discrétionnaire en ce domaine. Sur ce thème, voir notamment Jean-Louis Baudouin, « Justice et équilibre : la nouvelle moralité contractuelle du droit québécois », dans Études offertes à Jacques Ghestin. Le contrat au début du XXIe siècle, Paris, L.G.D.J., 2001, p. 30; Brigitte Lefebvre, « L’évolution de la justice contractuelle en droit québécois : une influence marquée du droit français quoique non exclusive », dans Jean-Louis Navarro et Guy Lefebvre (dir.), L’acculturation du droit des affaires, Montréal, Éditions Thémis, 2007, p. 202. Un éminent juriste. M. Maurice Tancelin affirme d’ailleurs toujours que ni les tribunaux québécois uploads/S4/ conference-charles-d-gonthier-louis-lebel.pdf

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  • Publié le Nov 04, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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