VALENTIN MUSSO DERNIER ÉTÉ POUR LISA r o m a n ÉDITIONS DU SEUIL 25, bd Romain-

VALENTIN MUSSO DERNIER ÉTÉ POUR LISA r o m a n ÉDITIONS DU SEUIL 25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe Pour les citations au fil du texte : Rodrigo Fresán, La Part inventée, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, © Éditions du Seuil, 2017. Kristopher Jansma, New York Odyssée, traduit de l’anglais (États-Unis) par Sophie Troff, © Éditions Rue Fromentin, 2017. Ian McEwan, Sur la plage de Chesil, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, © Éditions Gallimard, 2008. ISBN 978-2-02-139011-7 © ÉDITIONS DU SEUIL, JUIN 2018 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com À mon frère Guillaume Prologue Il m’arrive souvent de me demander quelle fut sa dernière pensée ou quelle fut la dernière image qu’elle vit. Avant que son cœur cesse définitivement de battre. Avant que son cerveau, brutalement privé d’oxygène, s’abandonne à une explosion anarchique de fréquences cérébrales qui vous ôte tout libre arbitre et toute conscience réelle du monde. J’ai lu un jour dans une revue que les scientifiques avaient un temps été persuadés que l’œil humain, pareil à un film sensible, gardait l’empreinte de la scène ayant précédé la mort. On avait cru que l’on pourrait ainsi résoudre des affaires criminelles. Lors de l’autopsie des victimes, le globe oculaire était découpé, nettoyé, puis placé devant un projecteur. Lorsqu’on pouvait voir au travers, on le photographiait dans l’espoir de découvrir sur le cliché le visage de l’assassin. Cette technique avait même reçu un nom : l’optogramme. Bien qu’absurde, elle portait en elle l’idée réconfortante que la science serait un jour capable de fournir des preuves irréfutables et de délester l’homme de sa responsabilité de juger ses semblables, de décider qui est coupable et qui ne l’est pas. Peut-être en définitive n’y eut-il ni dernière pensée ni dernière image. Peut-être que son cerveau et son corps, tout entiers envahis par une panique indicible, étaient trop occupés à lutter – coups de poing, coups de pied, hurlements, ongles cherchant à arracher la peau de son assaillant –, à s’attacher au mince espoir que quelqu’un ou quelque chose viendrait mettre un terme à son cauchemar. Il m’arrive aussi souvent de me dire que personne ne connaîtra jamais la vérité, que les événements qui se déroulèrent aux alentours de minuit le samedi 21 août 2004 sur les rives du lac Michigan resteront à jamais perdus, enfouis, comme quelque trésor caché dans la chambre secrète d’une pyramide. La vérité… Pas celle des hommes ou des tribunaux qui, s’appuyant sur un faisceau de preuves et arguant du sacro-saint « doute raisonnable », s’arrogent le droit de récrire l’histoire à leur convenance. Je parle de la vérité nue, sans artifices : le simple enchaînement des faits, qui ne laisse pas de place à l’interprétation, qui ne demande aucun point de vue particulier. Je ne crois malheureusement pas qu’un seul d’entre nous soit capable d’une telle objectivité. Car nos vies ne se résument pas à un enchaînement de faits. Elles ne sont constituées que de regards et de jugements que nous portons sur les autres et sur le monde. Chacun conserve en lui sa version de l’histoire. Voici la mienne : celle du dernier été que je passai à Black Oak, petite ville du Wisconsin où j’ai grandi, et que je ne cesse de revivre, presque quotidiennement, depuis plus de dix ans. PREMIÈRE PARTIE Le retour Le passé est un jouet cassé que chacun répare comme il l’entend. Rodrigo Fresán, La Part inventée 1 New York, avril 2016 Le rendez-vous avait lieu dans le lounge bar d’un hôtel branché de la 7e Avenue, le type même d’endroit où je ne mettais les pieds que contraint et forcé, pour raisons professionnelles. J’étais en avance, du moins en étais-je persuadé avant de sortir de l’ascenseur et d’apercevoir au fond du salon, installée sur un élégant canapé crème, celle à qui dix ans de règne incontesté sur les pages littéraires du New York Times valaient toute une flopée de surnoms aussi ronflants qu’intimidants – « la madone du monde des livres », « le sniper de la littérature », « la papesse des belles-lettres », et quelques autres savoureuses périphrases qui m’étaient depuis longtemps sorties de l’esprit –, l’une des femmes les plus redoutées et les plus haïes de cette ville, devant laquelle agents et éditeurs se confondaient en courbettes et salamalecs dans l’espoir ténu de voir figurer leurs poulains en bonne place dans le célèbre quotidien, en un mot comme en cent, l’insubmersible Penny MacLane. Je ne l’avais pas revue depuis presque trois ans, mais elle n’avait pas plus changé que si je l’avais quittée la veille : sèche comme un coup de trique dans son tailleur parme bon chic bon genre, lèvres figées dans un rictus vaguement comminatoire, exsudant ce mélange de fatuité et d’assurance des gens sûrs de leur pouvoir et de leur position. Dans l’espoir de lui faire bonne impression, je m’étais d’abord affublé d’une cravate paisley – un cadeau de Noël aussi hideux qu’inutile gisant depuis des lustres dans le tréfonds de ma garde-robe –, que j’avais eu la présence d’esprit de retirer dans l’ascenseur et qui formait désormais un bourrelet peu seyant dans la poche de ma veste. Une critique enthousiaste de Penny, si elle ne valait pas une recommandation d’Oprah Winfrey, vous assurait néanmoins de confortables ventes et vous donnait le sentiment de figurer dans la liste des auteurs influents du moment. J’étais anxieux, dégoulinant déjà dans ma chemise blanche trop cintrée, et furieusement nostalgique de l’époque où, fort de mes succès et de mes tirages, j’assenais aux journalistes des réponses définitives sur le métier d’écrivain. Je tentai de faire bonne figure en montant à l’abordage. Penny ne prit même pas la peine de se lever pour me serrer la main. – Bonjour, Nick, ravie de vous revoir. – Ravi également. Pourquoi avais-je l’impression que ces amabilités consenties du bout des lèvres dissimulaient une furieuse envie de me dévorer tout cru ? – Jay m’a passé un coup de fil hier après-midi. – Je sais, il m’en a touché un mot. Traduction : Jay, mon éditeur, m’avait sermonné pendant plus d’une heure dans son bureau de Flatiron, un capharnaüm surchargé de manuscrits, de bouquins fraîchement sortis des presses et de piles de lettres d’agents. « Reste zen, aimable et courtois, d’accord ? Le pit-bull va essayer de te pousser dans tes retranchements, ne tombe pas dans le panneau, je t’en prie ! » Plus facile à dire qu’à faire… – Il vient de m’envoyer les épreuves de votre roman. Je n’ai malheureusement pas encore eu le temps de les lire. Un serveur tiré à quatre épingles s’approcha de notre table. Penny MacLane avait commandé une infusion qui dégageait une odeur de pomme et de vanille plutôt écœurante. Comme j’avais déjà ingurgité quatre cafés serrés depuis mon réveil, je pris un jus d’orange. – Ça ne vous gêne pas si j’enregistre ? – Bien sûr que non. Tout autant que ma réponse, sa question était de pure forme. Elle déposa sur la table basse un enregistreur à cassettes qui me fit froncer les sourcils : c’était le genre d’antiquités qu’on ne devait même plus pouvoir dénicher sur eBay. – Ne vous moquez pas de moi. Il est indestructible, je travaille avec depuis près de vingt ans. Je déteste utiliser ces… « bidules » numériques. Je lui adressai un sourire complice. – Comme je vous comprends… Vous savez que j’ai tapé mon premier roman sur une Adler des années 60 ? Elle appartenait à mon père. Quasiment le même modèle que celui de Jack Torrance dans Shining. « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » – vous vous souvenez ? Espérons que je ne finisse pas comme lui… – C’est amusant, dit-elle froidement en appuyant sur une touche de l’enregistreur. On peut commencer ? Pouvez-vous me dire un mot sur votre prochain livre ? J’ai cru comprendre que l’histoire se passait encore dans le Wisconsin. C’était avec une délectation palpable qu’elle avait insisté sur l’adverbe « encore » – sans doute une manière de me faire comprendre que je ressassais. – Oui… On en revient toujours aux sources, en définitive. Je cherchai la position la moins inconfortable sur ma banquette, puis me mis à débiter le résumé que j’avais appris par cœur la veille au soir. Mon histoire, énoncée à voix haute, me parut soudain inepte. Je me demandai quelle quatrième de couverture le service marketing serait capable de bricoler pour pousser mes habituels lecteurs à se délester de vingt précieux dollars. – Ça a l’air intéressant, dit poliment Perry une fois que j’eus fini. J’ai hâte de le lire. – Merci. Elle sirota une gorgée de tisane avec une saisissante économie de mouvements. Comment faisait-elle pour uploads/S4/ dernier-ete-pour-lisa.pdf

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  • Publié le Jui 29, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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