1. Procès et personnesi 1. Difficultés du moi et approche processuelle des pers

1. Procès et personnesi 1. Difficultés du moi et approche processuelle des personnes L’utilité de l’approche du procès en psychologie philosophique doit également être reconnue. Le moi, ou ego, a toujours constitué la pierre d’achoppement de la philosophie occidentale car la personnalité [personhood] refuse de se laisser appréhender par l’ontologie substantialiste qu’elle a pourtant promu. Il s’avère être entre difficile et infaisable de comprendre l’idée que « le moi » est une chose (substance) et que tout ce qui se passe dans « mon esprit » et dans « mes pensées » est l’affaire de l’activité d’un élément substantiel d’un certain type (qu’il s’agisse d’un cerveau physique ou d’un esprit substantiel). Si l’on entend concevoir une personne dans le cadre de la métaphysique substantielle classique, on se trouve inexorablement poussé à adopter la vision matérialiste selon laquelle la facette la plus importante d’une personne est son corps et les actes de celui-ci. Car de tout ce qui nous appartient, de tout ce qui se rapporte à nous, c’est clairement notre corps qui est le plus aisément assimilé au paradigme de la substance. On ne peut s’empêcher de rappeler le voyage de David Hume vers l’auto- appréhension dans ce contexte : De quelle impression pourrait dériver cette idée ? A cette question, il est impossible de répondre sans contradiction ni absurdité manifestes ; pourtant c’est une question à laquelle il faut nécessairement répondre, si nous voulons que l’idée du moi passe pour claire et intelligible. […] Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun i Source : PM, Chap. 6. 86 Fondements de l’ontologie du procès moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception1. Ici Hume a tout à fait raison. Toute quête de ce genre voulant établir une confrontation observationnelle avec une substance personnelle nucléaire [personal core substance], un moi [self] ou ego qui constitue la personne particulière que l’on est, doit nécessairement être un échec. Les seules « choses » qui sont nôtres et que nous pouvons confronter observationnellement est le corps, ses activités et ses sensations. Cependant, il semble inopportun et malaisé de conceptualiser les gens (les personnes) comme choses (des substances) — soi-même par-dessus tout — car nous résistons instinctivement à l’identification complète [flat-out] de notre moi doté d’une personnalité avec notre corps matériel. Aristote témoigne de cette difficulté d’adapter le moi ou âme au substantialisme métaphysique. C’est, nous dit-il, la « forme substantielle », l’entéléchie du corps. Cela étant, cette stratégie adaptative particulière a conduit Aristote à des difficultés, car le moi ou âme est profondément différent des autres types d’entéléchies qui illustrent ses spéculations. Qui plus est, la seule manière qu’il trouva pour rendre l’idée opérationnelle fut en référence aux fonctions processuelles de l’âme. L’approche substantielle est intrinsèquement hostile à la personnalité. Chacun refuse instinctivement d’être décrit en termes chosifiants. Comme J.-P. Sartre l’a bien vu, le malfaiteur peut accepter de confesser « J’ai fait ceci ou cela », mais refusera de dire « Je suis un voleur », « Je suis un meurtrier2 ». De telles attributions indiquent une constitution fixe qui nous semble naturellement inapte à nous décrire. Chacun tend généralement à se voir soi-même (et ses actes) en termes processuels, en tant que source d’activités téléologiques, d’activités intentionnelles [agency-purposive] destinées à la satisfaction de besoins et de désirs tels qu’ils surgissent dans les circonstances du moment. Quoi qu’il en soit, il nous répugne naturellement de nous appliquer à nous-même une perspective statique, chosale, dont l’impassible substantialité ne correspond simplement pas à notre expérience. Du point de vue d’une métaphysique du procès, la situation se présente d’une manière totalement différente. Car tandis que nous pouvons avoir des difficultés à appréhender dans l’expérience ce que nous sommes, nous n’avons de toute évidence aucune difficulté comparable à expériencer ce que nous faisons. En vertu de notre disposition à l’expérience consciente, nos activités corporelles et mentales sont ouvertes à l’appréhension expérientielle. Nos agirs et nos épreuves (que ce soit individuellement ou groupés en talents, habiletés, capacités, traits, dispositions, habitudes, inclinations et tendances à l’action et à l’inaction) sont, après tout, ce qui Procès et personnes 87 nous constitue typiquement en tant qu’individus, et nous ne souffrons d’aucune difficulté d’accès expérientiel à ces procès et à ces modèles de procès. Ce qui rend mon expérience mienne n’est pas quelque caractère qualitatif curieux qu’elle présente, mais simplement le fait qu’elle fait partie des macro-procès en cours qui définissent, constituent, et caractérisent ma vie dans ces dimensions qui sont, en principe, accessibles cognitivement à moi et aux autres. C’est ainsi que dès que l’on conceptualise le « moi » nucléaire [core « self »] d’une personne en tant que variété unifiée [unified manifold] de procès actuels et potentiels — d’actions et de capacités, de tendances et de dispositions à l’action (à la fois physique et psychique) — on obtient un concept de personnalité qui rend le moi ou ego accessible dans l’expérience car l’expérience consiste simplement en de tels procès. Pour la philosophie du procès, l’unité d’une personne ne réside ni dans le corps physique en tant que tel, ni dans l’unité psychique de l’habitude et de la mémoire, mais dans une unité synoptique du procès. Le soi ou ego — l’individu particulier que l’on est — est simplement un mégaprocès, un système structuré de procès, un centre d’activité cohérent et (relativement) stable [center of activity agency]. Notre sens du soi constitue le miroitement de l’intuition [glimmering insight] du tout par la partie qui se saisit comme partie de ce tout. L’unité de la personne est une unité d’expérience — la coalescence de toutes nos différentes micro-expériences comme macro-procès unifié. (C’est le même type d’unité procesuelle qui relie chaque micro-niveaux en un seul voyage global.) Le point crucial de cette approche est le glissement d’orientation de la substance au procès — de l’unité substantielle du hardware, ou de la machinerie physique, à l’unité processuelle du software, ou du programme, du mode de fonctionnement. Un corps ou un cerveau est, après tout, quelque chose que nous avons, tandis que la vie est quelque chose que nous vivons et que la personnalité est quelque chose que nous exposons. Ici le procès passe à l’avant-plan. Les gens se constituent en individus par leurs actions, par leur histoire : on est l’individu que l’on est par la nature du macroprocès qui intègre les microprocès qui constituent sa vie et sa carrière. L’unité du procès est une unité de narration qui n’intègre pas des choses fixes, mais plutôt des matériaux qui, comme les artefacts dans une collection de souvenirs ou dans un musée, demandent avec insistance d’être « ramenés à la vie » par des récits qui proposent une histoire cohérente. Dans l’expérience subjective des individus, le caractère clairement processuel du « flux de conscience » de William James est un trait de notre expérience quotidienne phénoménologiquement remarquable. Dewey 88 Fondements de l’ontologie du procès également insista sur l’importance de la compréhension des individus en termes temporels et processuels : Prenez l’individu Abraham Lincoln âgé de un an, de cinq ans, de dix ans et de trente ans ; et, quelle que soit la minutie avec laquelle sa vie est enregistrée, imaginez toute son histoire future effacée. Il n’est pas nécessaire de dire que nous ne disposons pas de sa biographie, mais seulement d’un fragment tandis que la portée de ce fragment est cachée. Car il n’exista pas à une époque qui l’environnait, mais l’époque était au cœur de son existence. La sérialité temporelle est donc l’essence même de l’individu humain. Il est impossible pour un biographe d’écrire, disons l’histoire des trente premières années de la vie de Lincoln, sans se soucier de sa carrière à venir. Lincoln, en tant qu’individu, est une histoire ; tout événement particulier détaché de cette histoire cesse de faire partie de sa vie en tant qu’individu. L’individualité est le caractère unique de l’histoire, de la carrière, pas quelque chose de donné au commencement, une fois pour toutes, et qui depuis lors se déploie, comme une pelote de laine peut se dérouler. Lincoln a fait l’histoire. Mais il est tout aussi vrai qu’il s’est individualisé dans l’histoire qu’il faisait3. Une telle approche rejette complètement le point de vue des métaphysiciens de la chose [thing-ontologists], qui voient la personne comme entité existant indépendamment de ses actions, de ses activités et de ses expériences. L’avantage marquant d’une telle vue processuelle du moi en tant que procès intérieurement complexe de « mener une vie (d’un certain type) » — avec ses divisions naturelles en une multiplicité variée de constituants sous-processuels — est la disparition de la nécessité, pour constituer un soi à partir de la variété de ses expériences, d’un objet substantiel unifiant, mais mystérieux et expérientiellement inaccessible (à la manière de l'ego uploads/S4/ difficultes-du-moi-et-approche-processuelle-des-personnes.pdf

  • 19
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Nov 27, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.0819MB