M.A.BENABDALLAH M.A. BENABDALLAH 1 Justice administrative et dualité de juridic

M.A.BENABDALLAH M.A. BENABDALLAH 1 Justice administrative et dualité de juridictions (∗) « Tous les hommes qui, dans l'histoire, ont eu une action réelle sur l'avenir, avaient les yeux fixés sur le passé. » G.K. CHESTERTON. 1 - Plus que toute autre institution, c'est sur le terrain de la pratique que la justice peut être valablement appréciée. Même en atteignant son point culminant de perfection, elle doit continuellement subir des retouches ; si ce ne sont des réformes profondes, tendant à l'améliorer, à réduire autant que possible, ses lacunes; plus précisément, ce qui est susceptible de constituer une entrave entre l'opprimé et le juge. Ce n'est pas sans raison, ni un hasard, si dans la sagesse arabe, on inculquait avec insistance que la justice est la base du pouvoir. Cet axiome, fort ancien, mais valable pour toute époque, trouve une application remarquable et pleinement illustrée non seulement lorsqu'il s'agit de justice tout court, régissant les relations entre particuliers, mais encore, et avec nettement plus de rigueur, lorsqu'il s'agit de justice administrative. Dès le recouvrement de l'indépendance, le Maroc, conscient de la nécessité d'instaurer les bases d'une justice administrative, sans laquelle toute entreprise démocratique s'effondrerait, compléta le système édifié sous le protectorat (1) par la création d'une Cour suprême(2) compétente pour statuer en dernier ressort sur tous les litiges qui, naguère, ressortissaient à ce niveau à la Cour de cassation français (3), et en premier et dernier ressort, sur les recours en annulation pour excès de pouvoir. Depuis lors jusqu'à aujourd'hui, toutes les évaluations faites à propos de cette justice ont mis l'accent sur le faible nombre de recours et, de ce fait, sur la protection très précaire de l'usager de l'administration (4). Après donc plus de trente ans d'expérience, le système gagne à être réformé; et c'est justement dans cette optique qu'une loi votée le 12 juillet 1991 a créé les tribunaux administratifs (5). Pièce maîtresse de la réforme, ces tribunaux inspirent quelques réflexions. 2 - En soi, l'institution de tribunaux administratifs est une initiative si louable, si sécurisante que tout juriste de quelque formation qu'il soit ne peut que saluer avec révérence et ∗ Revue juridique politique et économique du Maroc n° 27, p. 37. 1 Dahir du 12 août 1913, relatif à l'organisation judiciaire. 2 Dahir du 27 septembre 1957, instituant la Cour Suprême. 3 A. Michel, Traité du contentieux administratif au Maroc, PUF. 1932 ; R. Monier, Traité du contentieux administratif au Maroc, Sirey, 1935 ; O. Renard-Payen, L'expérience marocaine d'unité de juridiction et de séparation des contentieux, LG.D.J. 1964. 4 La Cour suprême ne rend qu’une quarantaine d'arrêts par an en matière de recours pour excès de pouvoir. 5 B.O. du 3 novembre 1993 n° 4227. M.A.BENABDALLAH M.A. BENABDALLAH 2 confiance sans chercher le moins du monde à la remettre en cause de crainte que l'on se méprenne sur ses réserves. Néanmoins, on ne doit pas se dissimuler que parfois une innovation juridique a pour effet d'entraîner un certain nombre de conséquences qui avec le temps peuvent s'avérer très fâcheuses au point de constituer une zone d'ombre qui amoindrit tout l'éclat des résultats positifs produits par l'innovation elle-même. En somme, en procédant au bilan prospectif, coût-avantage, on se rend compte que les résultats escomptés peuvent se révéler très peu satisfaisants au regard des effets secondaires qui les accompagneront (6). Comment cela? Ce projet de loi instituant les tribunaux administratifs entend faire ressortir à la compétence de ces derniers, outre une catégorie de recours pour excès de pouvoir, ce qui est un rapprochement de la justice des administrés, également tout le domaine de la responsabilité contractuelle et extracontractuelle de l'administration (7). Or, ce faisant, on ne manquera pas de voir l'activité administrative relever par le jeu du critère matériel (8), tantôt du juge administratif, tantôt du juge ordinaire. Ce qui acheminera inévitablement vers un système de dualité de juridictions. Est-on alors condamné, pour garantir une véritable justice administrative à n'opter que pour un tel système? Nous ne le pensons pas, car ce système, œuvre pleinement réussie grâce à une abondante jurisprudence et une ingénieuse doctrine, est le produit d'une conception purement française du principe de la séparation des pouvoirs. 3 - En effet, parmi les pays de la Communauté économique européenne, la France est le seul Etat à avoir un système tout à fait particulier, sui generis, de contentieux administratif. C'est un système de double ordre de juridiction dont un seul est compétent pour connaître, sauf exception légale, de l'ensemble des litiges administratifs. En dehors de la Grèce qui depuis les Constitutions de 1952 et 1975, s'en est étroitement rapprochée (9), tous les autres Etats, avec des variantes parfois importantes que justifient des facteurs historiques, ont adopté un système où le contentieux objectif appartient à un juge spécial - administratif - et le plein contentieux relève de la compétence du juge ordinaire (10). A ce propos, un survol très rapide de différentes organisations judiciaires de quelques pays permet d'observer que chaque système a une origine qui plonge ses racines dans l'histoire lointaine tout en aspirant à s'adapter à des besoins nouveaux, mais sans que cela n'entraîne sa complète métamorphose. Ainsi, si l'on prend l'exemple de la République Fédérale d'Allemagne, on se rend compte 6 M.A.Benabdallah, Les tribunaux administratifs: A propos d’une loi en gestation, Administration et Société. 1991, n° 3, p. 25. 7 En application du Code de Procédure civile de 1974, cette responsabilité est actuellement du ressort des tribunaux de première instance. 8 M. Rousset et autres, Droit administratif marocain, Rabat, 1984, p. 8 et suiv. et 521 et suiv. 9 E. Spiliotopoulos, La dualité de juridiction en Grèce, RFDA. 1990, n° 5. p. 877. 10 R Drago, Actualité du principe de séparation en France et dans les Etats de la C.E.E.,A.J.D.A. 1990. n° 9. p. 582. M.A.BENABDALLAH M.A. BENABDALLAH 3 que le système en place est le résultat d'un processus bien antérieur à l'unification de l'Empire par Bismarck, puisque, déjà à la fin du XVIIe siècle, il existait, en matière administrative, des juridictions spéciales dont les plus importantes étaient les "chambres de justice", (Justizkammern) compétentes pour apprécier les mesures de police (11). N'empêche cependant que le plus gros des affaires administratives relevait des tribunaux ordinaires. L'établissement de l'équivalent d'une juridiction administrative eut lieu dans les Etats de l'Allemagne du Sud, sans doute influencés par les idées de la Révolution française, et, surtout, la création du Conseil d'Etat par Napoléon, puisque généralement l'examen des recours des administrés était confié à un organisme gouvernemental portant le nom de Conseil secret (Geheimer Rat) qui jouissait pratiquement des mêmes atouts que le Conseil d'Etat français. Les Etats du Nord, quant à eux, tout en réaffirmant au début du XIXème siècle, la compétence des tribunaux judiciaires en matière administrative, adoptèrent, plus tard, des lois tendant à leur retirer une grande partie du contentieux administratif qui devint de la compétence de l'administration elle-même. Cet état de fait demeurera jusqu'à sa condamnation formelle par le paragraphe 148 du projet de Constitution impériale de 1848, proclamant la cessation de l'exercice de la justice par l'administration elle-même. Cette proclamation, considérée comme le point de départ d'un mouvement tendant à créer dans toute l'Allemagne des juridictions administratives, eut pour conséquence l'édiction dans le Duché de Bade, une loi du 5 octobre 1863, instituant une Cour de justice administrative (Verwaltungsgerichtschoj) exemple qui fut suivi par les autres Etats après la fondation du II ème Reich (12). Actuellement, il existe en Allemagne cinq ordres de juridiction - six, si l'on compte la juridiction constitutionnelle - dont deux connaissent des affaires administratives. La juridiction administrative chargée des recours en annulation, et la juridiction ordinaire compétente en matière de responsabilité (13). On retrouve cette dichotomie du contentieux administratif dans tous les autres pays de la C.E.E. à quelques variantes près, liées à des raisons historiques, en Belgique, en Italie, au Luxembourg et aux Pays Bas (14). Seule la Grande Bretagne, loin des influences continentales, et certainement favorisée par sa situation insulaire, se particularise par un système bien original. Il consiste dans l'existence de soixante dix tribunaux administratifs regroupés selon leur 11 A ce propos, pour une étude détaillée, O. Mayer, Le droit administratif allemand" Paris, 1903; Fleiner, Les principes généraux du droit administratif allemand, Delagrave, Paris, 1933, traduction, Ch. Eisenmann ; M. Martin, Les juridictions administratives en Allemagne, EDCE., 1952, p. 166. 12 J.M. Auby et M. Fromont, Les recours contre les actes administratifs dans les pays de la C.E.E. , Dalloz, 1971, p. 13. 13 A. Fischer, Le contrôle juridictionnel de la légalité de l'action administrative en R.F.A., R.F.A.P. avril - juin 1984, n° 31, p. 8. L'auteur nous apprend que le contrôle de l'administration appartient aux tribunaux ordinaires comme étant une compétence de droit commun - article 19, alinéa 4 de la loi fondamentale. Cf, également, C. Auxitier, La dualité du droit applicable à l'administration et la pluralité de juridictions en matière administrative en Allemagne, RFDA., 1990, n° 5. p. 863. 14 J.M. Auby et M. Fromont, op. cit. respectivement, p. 139, 285, 341 et 371. M.A.BENABDALLAH M.A. uploads/S4/ disser.pdf

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  • Publié le Mar 03, 2021
  • Catégorie Law / Droit
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