72 FÉVRIER-MARS 2018 DÉMOCRATIE CONSTITUTIONNELLE OU AUTOCRATIE JUDICIAIRE ? ›
72 FÉVRIER-MARS 2018 DÉMOCRATIE CONSTITUTIONNELLE OU AUTOCRATIE JUDICIAIRE ? › Éric Desmons D ans deux textes très profonds écrits à vingt ans d’écart, l’un en 1980 et l’autre en 2000 (1), Mar- cel Gauchet dressait un constat en demi-teinte de la place occupée par les droits de l’homme dans la société française. Revenus en grâce dans les années soixante-dix et quatre-vingt à la faveur du combat antitotalitaire chez une intelligentsia majoritairement de gauche qui ne jurait auparavant que par un antihumanisme marxiste ou structuraliste, les droits de l’homme, après la chute du bloc soviétique, furent appelés à une autre fonction que celle, originelle, de la lutte contre l’arbitraire du pou- voir politique : faute « d’Ancien Régime à détruire » (2) et pour cause de délitement des grandes idéologies, ils devinrent d’abord, pour une génération persuadée d’être arrivée à la fin de l’histoire, un « levier de transformation sociale » et l’unique étalon de l’action publique. Les droits de l’homme apparurent alors comme « la vérité exclusive de la démocratie ». Ils devinrent une politique, la seule légitime, propre à une démocratie fonctionnant comme un système de production 73 FÉVRIER-MARS 2018 les droits de l’homme font-ils fausse route ? infinie des droits, dont l’épanouissement personnel de l’individu, ou l’autonomie personnelle, pour parler comme la Cour européenne des droits de l’homme (3), devenait l’objectif principal. Les droits de l’homme se recyclaient ainsi en moyen de traiter – ou de sous-traiter aux juges – les « sujets de société », de la bioéthique au mariage pour tous (4). Marcel Gauchet insistait sur le fait qu’à la faveur de cette évolution des choses, le droit en général et les droits de l’homme en particulier étaient des éléments suffisants pour définir la démocratie, se substituant aux traditionnels éléments politiques ou socio-histo- riques largement démonétisés (l’émancipation humaine, la question sociale, etc.). Mais pour que les droits de l’homme deviennent véritablement une politique, de simples déclarations d’intention ne pouvaient suf- fire, pas plus que ne le pouvait la marginalisation des discours concur- rents. Encore fallait-il que l’on en assurât l’effectivité concrète. Or, s’ils trouvent leur formulation dans de grands textes déclaratifs, ces droits ne peuvent acquérir de positivité – et ainsi devenir une politique – que lorsqu’ils sont sanctionnés par un juge. De sorte que toute politique des droits de l’homme n’a de réalité que portée par un activisme judi- ciaire – par les gouvernants ou par les juges eux-mêmes – : en dernière analyse, la politique des droits de l’homme est donc moins l’expression de « la politique saisie par le droit » (5) – pour reprendre une formule en cours chez les publicistes – que celle de la politique saisie par les juges. Cette politique des droits de l’homme, fonctionnant dans le cadre de l’État de droit (6), va avoir pour principal effet de réinterroger la démocratie du point de vue de la théorie des régimes, à tel point que certains estiment, de manière un peu provocatrice mais assurément stimulante, que « nous ne vivons pas dans des démocraties [...]. Nous vivons dans des États de droit oligarchiques » (7), c’est-à-dire des gouvernements représentatifs, ou mixtes, encadrés par les juges. Si les sources textuelles des droits de l’homme, où la jurisprudence puise son inspiration, sont aussi diverses que touffues – elles sont constitutionnelles (8), européennes (9), internationales (10) –, leur Éric Desmons est professeur de droit public à l’université Paris-XIII. les droits de l’homme font-ils fausse route ? 74 FÉVRIER-MARS 2018 force juridique est pourtant parfois inégale. Dans les grands textes internationaux et européens, l’existence d’une juridiction destinée à en garantir le respect a toujours été initialement prévue de sorte que, bon gré mal gré, les juges parviennent à établir leur autorité, en même temps que celle du système de droit dont ils sont les gardiens : ainsi la Cour européenne des droits de l’homme. Mais il n’en a pas été de même en France, concernant les sources constitutionnelles des droits de l’homme… Longtemps la Déclaration de 1789 puis le préambule de la Consti- tution de 1946, pour lesquels le préambule de la Constitution de 1958 rappelle « l’attachement du peuple français », n’ont eu qu’une portée juridique très limitée. Sous la IIIe République, à l’âge d’or des grandes lois sur les libertés publiques, la valeur juridique des décla- rations de droits est un sujet de controverse pour la doctrine publi- ciste. Certains, comme Léon Duguit ou Maurice Hauriou, entendent démontrer leur valeur constitutionnelle (elles ont été posées par des assemblées constituantes) tandis que d’autres, comme Raymond Carré de Malberg ou Adhémar Esmein, leur refusent cette qualité (ce sont de simples déclarations d’intention). Mais en droit positif c’est la loi qui reste au sommet de la hiérarchie des normes. Dans un cli- mat de fort légicentrisme (selon une vulgate rousseauiste très présente dans l’histoire de notre droit public, la loi, expression de la volonté générale, ne peut errer…), aucun juge ne saurait donc obliger le légis- lateur souverain, la représentation nationale élue au suffrage universel, à respecter les principes inscrits dans la Constitution. C’est pourquoi les droits de l’homme tels qu’ils figurent dans les textes visés par les préambules des Constitutions à partir de 1946 vont rester lettre morte pour le législateur. Seul le Conseil d’État, sous certaines conditions, parvient à imposer à l’administration les principes de la Déclaration de 1789 puis du préambule de la Constitution de 1946, et donc à leur attribuer une valeur juridique positive. Mais parce que la juridiction administrative est tenue à un contrôle de la légalité des actes admi- nistratifs, ce n’est que dans le cas où n’existe pas de loi faisant écran (11) avec la Constitution qu’elle peut reconnaître la suprématie des 75 FÉVRIER-MARS 2018 démocratie constitutionnelle ou autocratie judiciaire ? principes inscrits dans la Constitution, qu’il s’agisse de la Déclaration de 1789 (12) ou du préambule de la Constitution de 1946 (13). Ainsi, aux premières années de la Ve République, et nonobstant la jurispru- dence du Conseil d’État, les deux grands textes consacrant les droits de l’homme mentionnés au préambule – la Déclaration de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946 (14) – disposaient d’un statut marginal dans l’ordre juridique. S’imposant certes à l’administration dans les limites de la théorie de l’écran législatif, mais sans juge habi- lité à les imposer au législateur, ils ne pouvaient donc pleinement se constituer en politique. Les droits de l’homme saisis par le juge C’est à une institution récente dans notre histoire politique, le Conseil constitutionnel, qu’il revient d’avoir présidé au boulever- sement de l’ordre politico-juridique français en constitutionalisant le préambule de 1958, lui donnant ainsi une valeur normative qui assure aux droits de l’homme leur prééminence dans l’ordre juridique interne. L’histoire de cette révolution juridique est édifiante parce que la chose était improbable, notamment en raison du rôle modeste que la Constitution de 1958 réservait à l’origine au Conseil consti- tutionnel : juge électoral et régulateur des pouvoirs publics (ce qui en faisait le protecteur du gouvernement face à d’éventuels abus du Par- lement, dont la compétence venait d’être limitée par l’article 34), ne pouvant être saisi du contrôle formel de la loi avant sa promulgation que par quatre autorités (le président de la République, le Premier ministre et les présidents des Assemblées), rien ne permettait en effet d’augurer un tel avenir. Et pourtant le Conseil constitutionnel est devenu, depuis les années soixante-dix, « la clé de voûte du système constitutionnel et politique français » (15). Bien plus, il est désormais le gardien et le promoteur privilégié des libertés fondamentales. Si l’on a pu employer cette formule de « clé de voûte » pour décrire le rôle joué aujourd’hui par le Conseil constitutionnel – la formule est les droits de l’homme font-ils fausse route ? 76 FÉVRIER-MARS 2018 traditionnellement réservée au chef de l’État –, c’est qu’il y a une étrange parenté de destin entre ces deux institutions : toutes deux ont pris leur envol politique après une manœuvre juridiquement contestable. Il y a eu deux « coups d’État » (de droit) fondateurs sous la Ve République, qui lui ont d’ailleurs donné la physionomie que nous lui connaissons : en 1962, lorsque Charles de Gaulle utilise, contra legem, le référendum de l’article 11 en lieu et place de l’ar- ticle 89 – politiquement impraticable – pour réviser la Constitution afin que le président de la République soit désormais élu au suffrage universel direct ; et en 1971 quand le Conseil constitutionnel, de son propre chef, décide de contrôler la loi votée par le Parlement au regard des textes mentionnés dans le préambule de la Constitu- tion. Il faut prendre toute la mesure de ce « coup de force » (16) du Conseil constitutionnel, car il éclaire en bonne partie la matrice de la politique des droits de l’homme en France ainsi que le rôle éminent que la justice constitutionnelle joue dans son développement. Dans son importante décision du 17 juillet 1971 (17), le Conseil consti- tutionnel consacre la valeur juridique du préambule de la Consti- tution de uploads/S4/ desmons-democratie-constitutionnelle-ou-autocratie-judiciaire.pdf
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- Publié le Mar 06, 2021
- Catégorie Law / Droit
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