Recueil Dalloz Recueil Dalloz 2010 p.2376 Le dommage existentiel (1) Muriel Fab

Recueil Dalloz Recueil Dalloz 2010 p.2376 Le dommage existentiel (1) Muriel Fabre-Magnan, Professeur à l'Université de Paris I (Panthéon- Sorbonne) L'essentiel Le droit français connaît depuis plusieurs années une certaine inflation des « noms » de préjudice, sans qu'il en résulte pour autant une meilleure indemnisation des victimes. Cet article essaie de proposer quelques raisons et quelques façons de limiter cette dérive nominaliste. Il s'inspire de l'exemple du droit italien qui a récemment mis un terme au développement démesuré de la notion jurisprudentielle de préjudice existentiel qui permettait d'obtenir la réparation de troubles divers provoqués par le dommage dans l'existence quotidienne. Il conviendrait sans doute de rejoindre le mouvement européen consistant, en matière de responsabilité civile, à limiter expressément les types de préjudices réparables. Le droit suscite parfois des attentes démesurées. On lui prête en particulier des vertus psychologiques et thérapeutiques au-delà de ses forces. C'est ainsi qu'on attend aujourd'hui du droit la consolation des maux et des victimes de toutes sortes. Le procès pénal est ainsi censé permettre à la victime de « faire son deuil » (2), tandis que le droit des personnes est modifié pour consoler les parents en leur permettant d'inscrire à l'état civil leur enfant mort-né, ou même leur « enfant sans vie », c'est-à-dire jamais né. Le droit de la responsabilité civile est à son tour sollicité pour réparer et effacer toutes les douleurs, jusques et y compris la difficulté d'exister. Comme souvent (on oserait presque dire « toujours ») en droit, les solutions sont à rechercher dans un juste milieu. Il ne s'agit pas de nier que le droit, et en particulier le droit de la responsabilité civile, ait un rôle symbolique d'apaisement des souffrances et des ressentiments. L'affirmation des préjudices réparables permet de nommer et de reconnaître les souffrances de la victime, et celle-ci en est ainsi sans doute pour une part apaisée ; de même, la condamnation à des dommages- intérêts frappant l'auteur de son dommage jouera une fonction de peine privée qui, assouvissant son désir de justice, atténuera son besoin de vengeance. Le risque est cependant d'aller trop loin, et de vouloir, par la responsabilité civile, réparer des maux qui ne sont pas réparables. Le droit français donne ainsi à voir, depuis quelques années, une augmentation notable des types de préjudices réparables, et en particulier des préjudices extrapatrimoniaux. Le dernier exemple en date est la reconnaissance, dans un arrêt du 11 mai 2010, d' « un préjudice spécifique d'anxiété » (3). Paradoxalement, et de façon critiquable, cette inflation nominaliste ne donne pas lieu à une meilleure ou à une plus généreuse indemnisation des victimes (4). L'harmonisation européenne du droit de la responsabilité civile (5) pourrait être une occasion de recadrer le droit français et, en particulier, de poser les limites nécessaires à la réparation des dommages (6). Il est intéressant, avant de se prononcer sur le système souhaitable, d'examiner comment les droits étrangers, et précisément les autres droits européens, ont fait face à ce type de problèmes. Nous nous attarderons ici plus longuement et plus spécifiquement sur le droit italien, qui inspire directement le titre de cet article, et Dalloz.fr | La base de données juridique des Édi... http://www.dalloz.fr/documentation/PopupToolsA... 1 de 17 19-02-2016 10:29 qui a suscité des discussions d'une particulière richesse sur le dommage non patrimonial. Ses excès, aujourd'hui contrôlés, sont comme une preuve par l'absurde de la nécessité de limiter la liste des préjudices réparables. I - L'absence de limite a priori aux souffrances réparables Le droit français ne met aucune limite a priori aux types de dommages réparables et toute souffrance est dès lors audible devant les tribunaux. Pour être réparable, le dommage doit être certain et direct, mais ces deux conditions ne disent rien des types de dommages réparables et n'en limitent pas la liste. Tout dommage survenu et souffert est réparable dès lors que sa survenance n'est pas douteuse, et qu'il n'est pas une conséquence trop éloignée du fait générateur. Les juristes étrangers caractérisent alors souvent le droit français de la responsabilité civile comme ayant une conception « naturaliste » (ou « factuelle ») du dommage, par opposition aux autres droits qui en ont plutôt une conception « normative » (7). La doctrine cherche certes à forcer une distinction entre le dommage (qui serait la souffrance subie) et le préjudice (qui serait la conséquence juridique du dommage), mais l'écart affirmé n'en devient pas pour autant une différence réelle. Le vrai problème n'est en réalité pas tant dans la nomination d'une distinction (8) que dans l'admission d'une différence réelle et substantielle entre souffrance ressentie et dommage (ou préjudice) réparable, et donc dans une limitation effective des types de dommages (ou préjudices) réparables. Il n'y a que deux cas dans lesquels il a été jugé qu'un dommage n'était pas en soi réparable. Le premier n'est plus aujourd'hui de droit positif : il s'agissait du dommage de la concubine suite au décès accidentel de son compagnon, qui n'était pas considéré comme un intérêt juridiquement protégé faute d'un lien légitime entre les concubins, et qui est désormais à juste titre inclus dans la liste des préjudices réparables (9). Le seul type de dommage explicitement non réparable en soi est alors aujourd'hui le préjudice résultant du fait d'être né : la loi du 4 mars 2002 dite « loi anti-Perruche » énonce en effet à bon droit (10) que « nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance » (11). Il serait en effet déraisonnable de percevoir la vie en général comme un préjudice réparable, sans parler de la violence faite à l'enfant qui recevrait une telle qualification. La Cour de cassation a eu l'occasion depuis de faire application d'idées similaires (12). Ne pouvant invoquer la limitation des types de préjudices réparables, les juges français se servent alors souvent de l'exigence du caractère direct du dommage, ou encore de la notion de causalité, pour mettre une limite aux demandes démesurées (13). Il s'agit cependant d'une technique détournée, car la vraie question réside dans ce que le droit peut et doit réparer, ce qui devrait être une question de droit et non de fait (14). Le droit français est, notamment pour cette raison, très à part, même en Europe (15). Les autres droits de la responsabilité civile sont davantage construits sur le modèle allemand, établissant une liste limitative des intérêts protégés dont la violation constitue un préjudice réparable. Ainsi, le § 823, alinéa 1er, du code civil allemand énonce que « Quiconque, agissant intentionnellement ou par négligence, porte atteinte illégalement à la vie, au corps, à la santé, à la liberté, à la propriété ou à tout autre droit d'autrui, est tenu à l'égard de celui-ci à la réparation du préjudice qui en résulte ». Ne sont ainsi réparées que les atteintes aux droits ou valeurs énoncées et dont la liste a cependant été allongée par la jurisprudence (16). La réparation des dommages extrapatrimoniaux est en outre conçue de façon limitative : le § 253 ajoute qu'il ne peut être demandé d'indemnisation pécuniaire pour un dommage autre que patrimonial que dans les cas déterminés par la loi, mais qu'une indemnisation pécuniaire modérée peut être demandée pour un dommage non patrimonial lorsqu'il y a une atteinte au corps, à la santé, à la liberté ou à l'autonomie sexuelle. Le droit italien de la responsabilité civile se modèle sur le droit allemand, même si son évolution a été plus sinueuse et plus complexe. Il distingue entre les dommages patrimoniaux et les dommages non patrimoniaux. Si le dommage patrimonial est gouverné Dalloz.fr | La base de données juridique des Édi... http://www.dalloz.fr/documentation/PopupToolsA... 2 de 17 19-02-2016 10:29 par ce que les juristes italiens appellent l'atypicité (atipicità), c'est-à-dire qu'il est réparé de façon générale et sans limitation particulière (17), à l'inverse, seuls certains dommages non patrimoniaux peuvent être réparés, lorsqu'ils entrent dans une des catégories légalement prévues : ces derniers sont donc au contraires caractérisés par le principe de typicité (tipicità). L'article 2059 du code civil italien consacré aux dommages non patrimoniaux énonce ainsi que ces types de dommages ne sont pas en principe réparables, sauf si une disposition légale spéciale en prévoit la réparation. Le texte a d'abord été interprété comme ne permettant une réparation de ce type de dommage qu'en présence d'un délit pénal, et ce par référence à l'article 185 du code pénal de 1930 prévoyant que « Tout délit qui a occasionné un dommage patrimonial ou non patrimonial oblige à réparation le coupable ou les personnes qui, en vertu des règles des lois civiles, doivent répondre de son fait ». Certaines dispositions législatives spécifiques ont ensuite prévu une réparation du dommage non patrimonial en dehors des cas de cet article 185, mais c'est surtout la jurisprudence et la doctrine qui ont procédé à un élargissement de l'indemnisation de ce chef. L'idée particulièrement intéressante et importante soulevée par la doctrine italienne consistait à vouloir renverser l'ordre d'importance entre les préjudices patrimoniaux et les préjudices non patrimoniaux, pour donner la priorité à ces derniers. Les préjudices patrimoniaux présentent en uploads/S4/ dommage.pdf

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  • Publié le Mai 10, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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