2159 Du bon usage du droit de la commande publique par le juge pénal : réflexio

2159 Du bon usage du droit de la commande publique par le juge pénal : réflexions sur un arrêt appliquant le délit de favoritisme à des marchés à procédure adaptée À propos de CA Grenoble, 6e ch. corr., 15 mars 2022, n° 21/00855 François Lichère, professeur agrégé de droit public, directeur de la chaire de droit des contrats publics Le délit dit de « favoritisme » prévu à l’article 432-14 du Code pénal nourrit depuis plus de 30 ans l’idée de « risque pénal » parce que l’élément intentionnel est souvent présumé par le juge pénal. Encore faut-il qu’il constate « un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession » comme le précise l’article précité. Faut-il craindre alors l’interpréta- tion du droit de la commande publique par le juge pénal ? Le jugement du tribunal correctionnel rendu dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt d’appel ici commenté avait pu conforter cette crainte, au point que nous avions produit, devant la cour d’appel, une consultation réalisée, au titre de la protection fonctionnelle,pour le compte d’une des personnes condamnées.L’arrêt de la cour d’appel de Grenoble du 15 mars 2022 se rapproche d’une interprétation plus conforme à la jurisprudence administrative. Il n’en laisse pas moins interrogatif sur l’intérêt d’une pénalisation spécifique du droit de la commande publique qu’illustre ce délit. 1 - Après avoir délégué l’exploitation d’un service public de bains publics, avec reconstruction de grande ampleur, une commune dé- cida, en fin de concession et après 8 années d’exploitation, de re- prendre en régie cette exploitation, compte tenu notamment de l’existence de nombreux désordres constructifs ayant donné lieu à uneexpertiseordonnéeparletribunaladministratif.Ellemitalorsen œuvre plusieurs travaux de réfection afin de reprendre les désordres affectant les installations techniques et l’étanchéité des bassins mais aussi des travaux de réfection et d’aménagement du bâti, entre la fin de la période estivale et le début de la période hivernale, fixant ainsi desdélaisderéceptiondescandidaturesetdesoffresparticulièrement courts, puis procéda ultérieurement à des avenants pour prendre en compte des travaux supplémentaires. Le tribunal correctionnel de Gap avait condamné pour délit de favoritisme l’ancienne maire,l’an- cienne directrice générale des services (DGS) ainsi que l’assistant à maîtrise d’ouvrage (AMO). En appel, l’AMO a été relaxé de sa condamnation pour recel de délit de favoritisme mais déclaré coupable de complicité du même délit et condamné à 8 000 € d’amende dont 6 000 avec sursis ainsi qu’un an d’inéligibilité, la même peine étant appliquée à l’ancienne maire et l’ancienne DGS.Le tribunal correctionnel les avait condam- nées respectivement à 9 mois, 6 mois et un an de prison avec sursis, l’ancienne maire à un an d’inéligibilité et l’ancienne DGS à un an d’exclusion de toute fonction publique. La réduction globale des peines en appel s’explique par le fait que lacourd’appelaretenubeaucoupmoinsdegriefsquenel’avaitfaitle tribunal.Aussiserontsuccessivementexaminéslesgriefsrejetésparla cour d’appel puis ceux qu’elle a retenus. Déontologie de la vie publique locale, volet 4 DOSSIER 2159 JCP / LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION ADMINISTRATIONS ET COLLECTIVITÉS TERRITORIALES N° 18. 9 MAI 2022 - © LEXISNEXIS SA 1 1. Les griefs rejetés A. - L’allotissement 2 - Le tribunal correctionnel avait reproché aux prévenues de ne pasavoirallotilatotalitédumarchéetdenepasavoirmotivécechoix. Lacourd’appeln’apasrepriscegrief,àbondroit.Eneffet,lecontraire de l’allotissement consiste en l’adoption d’un « marché global ». Or, enl’espèce,ilavaitétépassétroismarchésdontundiviséensixlots.Le tribunal avait estimé qu’il aurait fallu passer un seul marché divisé en huit lots,d’où le prétendu défaut d’allotissement mais il est clair que, au regard de l’allotissement et son objectif de favoriser l’accès des PME à la commande publique,cela revenait finalement au même. On pouvait par ailleurs noter une certaine confusion dans le rai- sonnement du tribunal entre la référence au « fractionnement » du marché et les développements suivants relatifs au défaut d’allotisse- ment.Or,à supposer qu’il ait fallu regrouper les trois marchés,ce qui ne va pas de soi, ce potentiel fractionnement n’était pas abusif puis- qu’il n’avait pas fait échapper les marchés aux règles normalement applicables,letotaldumontantdestravauxétantentoutétatdecause très inférieur au seuil de publicité européenne et de recours à l’appel d’offres par principe. C’est d’ailleurs sur ce motif d’absence de frac- tionnement abusif que la cour d’appel rejette l’argument, tout en parlant d’irrégularité, continuant à entretenir une certaine confu- sion... B. - Sur le marché AMO passé sans publicité ni mise en concurrence 3 - Pour le tribunal, le marché portant sur l’assistance technique passéen janvier2016l’avaitétésanspubliciténimiseenconcurrence, sans que ni l’article 28, II, ni l’article 35, II, 8° du Code des marchés publics,alors applicables,ne le justifient. Ilestcertainquel’absencetotaledepublicitéetdemiseenconcur- rence est d’interprétation stricte puisque le principe demeure la mise en concurrence.Du reste,en général,lorsque le juge est saisi du motif tiré de ce que le marché ne peut être attribué qu’« à un opérateur économiquedéterminé »(CMP,art. 35-II-8°),illeréfute 1.C’estpour- tant ce fondement que retient le juge pénal au motif que l’AMO avait une parfaite connaissance des malfaçons concernées par les travaux envisagés et avait assuré la coordination avec l’expert judiciaire dési- gné par le tribunal administratif. C. - Sur la publicité du marché de maîtrise d’œuvre 4 - Selon le tribunal,le marché de maîtrise d’œuvre avait fait l’ob- jet d’une publicité insuffisante. Le Code des marchés publics de 2006 modifié, également appli- cable à ce marché,disposait déjà,en son article 40,II,que « le pouvoir adjudicateur choisit librement les modalités de publicité adaptées en fonction des caractéristiques du marché, notamment le montant et la nature des travaux,des fournitures ou des services en cause ». On sait,en droit administratif,que le terme « librement » doit être interprété avec précaution puisque c’est en tenant compte de plu- sieursfacteurs,etsouslecontrôledujuge,quecettelibertés’exerce.Le Conseil d’État s’est prononcé pour la première fois sur cette « publicité adaptée » dans un arrêt du 7 octobre 2005, Région Nord- Pas-de-Calais 2,faisantpreuvederigueur.Maislajurisprudences’est, parlasuite,montréeplusaccommodante,àmesurequelessitesinter- net des collectivités publiques (« profils d’acheteurs ») et les sites pro- fessionnels se sont répandus. Une réponse ministérielle de 2013 illustrecetassouplissement,commelesconclusionsBoulouissurl’ar- rêtduConseild’Étatdu10 février2010,disponiblessurArianeweb 3. Au regard d’un marché tel que celui qui était en cause,c’est-à-dire d’unmarchédemaîtrised’œuvred’unmontantde50 000 €,ilparaît évidentqu’unedemandededevisvoirequ’unepublicitésurle« profil d’acheteur »auraitpuêtrejugéecommeinsuffisanteparlejugeadmi- nistratif. En revanche, une publicité sur le site internet « achatpublic.com » a logiquement été jugée suffisante par la cour d’appel,compte tenu de la « notoriété du site ». D. - Sur la négociation en procédure adaptée 5 - Le tribunal correctionnel avait estimé que le règlement de consultation n’autorisait pas la négociation et qu’en conséquence, la négociation qui avait eu lieu était illégale. Certes, le Conseil d’État a initialement indiqué qu’il fallait préciser la possibilité de négocier 4. Mais cette jurisprudence avait été rendue sous l’empire du Code des marchés publics,dont la rédaction pouvait impliquer une telle inter- prétation et différait sur ce point de celle du décret du 25 mars 2016. La cour d’appel se contente d’indiquer qu’on ne peut déduire de l’article 27 de ce décret que,dans le silence du règlement de consulta- tion,lanégociationestinterdite,cequiparaîtconformeàl’idéequela liberté doit rester la règle en MAPA. 2. Les griefs retenus 6 - Pour la cour d’appel, certains des délais de remise des offres et certains des avenants ont caractérisé le délit de favoritisme. A. - Sur la brièveté de certains délais de remise des offres 7 - Pour la Cour, « en dépit de l’urgence dans laquelle se trouvait la commune de réaliser les travaux dans le délai contraint qu’elle s’était elle-même fixée pour limiter la période de fermeture et optimiser des revenus, les délais laissés aux entreprises pour déposer des offres pour le marché de maîtrise d’œuvre et pour le marché alloti des aménagements, d’une durée de 13 jours pour le premier, dont la date est située très en amontdudébutdestravauxetde7 jourspourlesecond,étaitmanifeste- ment insuffisants pour permettre un libre et égal accès de tous à la com- mande publique étant remarqué que, s’agissant du marché alloti des aménagements divers,une seule entreprise a soumissionné pour chaque lot et a été retenue ». On peut comprendre le raisonnement pour un délai de 7 jours, particulièrement court, même si la notion de « circonstances de l’achat » aurait pu conduire le juge pénal à plus de souplesse.Le délai de 13 jours paraissait acceptable dans la mesure où plusieurs candi- dats avaient répondu mais également car le commissaire du Gouver- nement Casas, dans l’affaire Nord-Pas-de-Calais précitée, avait estimésuffisantundélaide10 jourspourunmarchédeprogramma- tiondetravaux.Ilestvraiquelacourd’appelajouteunélémentdefait aggravant, lié au fait que le marché avait été passé bien en amont du besoin,desortequelacommuneauraitputrèsbienrallongercedélai. Autrement dit, c’est bien dans les circonstances de l’espèce que ce délai est insuffisant. D’ailleurs, mais c’est une maigre consolation pour les prévenus, l’arrêt reconnaît, on l’a vu, la relative urgence à intervenir,comptetenudelanécessitéd’optimiserlesrevenus,faisant ainsi écho à l’argumentation de la défense tenant à la nécessité de réaliser des travaux rapidement en raison du principe d’équilibre budgétaire des SPIC communaux qui interdit de subventionner de 1. Par ex. CE, 23 juill. 2007, n° 296096, SAN Ouest Provence ; Contrats-Marchés publ. 2007, comm. 266, obs. W. Zimmer. 2. CE, 7 oct. 2005, n° 278732 : Lebon, p. 423 ; Contrats-Marchés publ. 2005, étude 17, F. Lichère ; AJDA 2005, p. 2128, note J.-D. Dreyfus. 3. CE, 10 févr. 2010, n° 329100 ; JCP A 2010, 2068. 4. CE, 28 sept. 2015, n° 380821, Sté Axcess ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 260, note Devillers. Déontologie uploads/S4/ f-liche-re-du-bon-usage-du-droit-de-la-commande-publique-par-le-juge-pe-nal.pdf

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  • Publié le Mar 05, 2021
  • Catégorie Law / Droit
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