Fidélité versus trahison : une éthique pour le traducteur financier Xavier Jeun
Fidélité versus trahison : une éthique pour le traducteur financier Xavier Jeunechamps1 Cet article présente quelques aspects du dilemme bien connu fidélité/trahison, problème éthique auquel est confronté tout traducteur et qui est notamment développé par Paul Ricœur. S’appuyant sur son expérience de la traduction en milieu financier, l’auteur aborde successivement la nécessaire fidélité aux notions juridiques et aux termes qui y correspondent ; la fidélité à la langue source et aux usages du secteur constituant (ou non) une trahison de la langue cible et du « désir de traduire » ; la fidélité aux intentions de l’auteur ou du commanditaire pouvant exiger la trahison de convictions ; la trahison du texte source par fidélité à la volonté du commanditaire ; la trahison de la forme du texte source par une traduction/reformulation fidèle au sens de ce texte. Dans un essai intitulé « Le paradigme de la traduction », le philosophe Paul Ricœur constate l’impasse de l’alternative théorique « traduisible versus intraduisible ». En effet, « ou bien la diversité des langues est radicale, et alors la traduction est impossible en droit ; ou bien la traduction est un fait, et il faut en établir la possibilité en droit »2. Or, depuis toujours, les Hommes traduisent et retraduisent. Puisque la « traduction parfaite » demeure néanmoins impossible, Ricœur propose, dans un autre essai, d’y « renoncer ». « Seul ce renoncement », écrit-il, « permet de vivre […] l’impossibilité […] de servir deux maîtres : l’auteur et le lecteur »3. Seul cet abandon du « rêve » de la traduction parfaite permet, en d’autres termes, d’assumer la problématique bien connue de la fidélité et de la trahison : le traducteur prononce « vœu » de fidélité mais est accablé par le « soupçon » de trahison qui pèse sur lui4. Cette ‘nouvelle’ alternative, « fidélité versus trahison », que propose Ricœur est « pratique [, c’est-à-dire] issue de l’exercice même de la traduction, […] quitte à avouer que la pratique de la traduction reste une opération risquée toujours en quête de sa théorie »5. Le présent article se propose d’examiner comment ce dilemme éthique fidélité/trahison se décline dans un domaine très pragmatique : la traduction financière et juridique. 1. Difficultés juridiques La langue financière trouve son origine dans le droit des sociétés, le droit commercial, le droit financier ainsi que dans les pratiques boursières et commerciales. Pour bien traduire, il importe souvent de comprendre ce que recouvrent les termes rencontrés, non seulement dans le contexte du texte mais aussi dans le contexte légal et dans la pratique des locuteurs. 1 Licencié en langues et littératures germaniques et titulaire d’un diplôme d’études spécialisées en traduction de l’Université de Liège ; licencié en gestion financière de l’ISC Saint-Louis (Bruxelles). Traducteur (EN-FR et NL-FR) à la Commission bancaire, financière et des assurances (Bruxelles). L’auteur s’exprime à titre personnel. 2 Paul RICŒUR, Le paradigme de la traduction, in Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 26. 3 IDEM, Défi et bonheur de la traduction, in Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 16. 4 Ibid., p. 16-17. 5 Paul RICŒUR, Le paradigme de la traduction, p. 26. 1 De nombreuses notions de finance ou de droit peuvent être traduites sans grande peine de l’anglais ou du néerlandais vers le français, en parvenant à un degré d’équivalence acceptable. S’il existe des équivalences juridiques, il y a lieu de les respecter. Très concrètement, si un texte emprunte à une loi ou à une directive européenne, il est nécessaire de respecter la terminologie utilisée dans cette loi ou cette directive. Certaines notions de droit britannique ou de droit européen peuvent toutefois ne pas connaître d’équivalent en droit continental. D’autres notions encore, apparemment similaires, ne sont pas réellement équivalentes, c’est-à-dire qu’elles ne recouvrent pas exactement la même réalité en droit. Il s’agira alors de paraphraser, de décrire, de définir, plutôt que de traduire en un seul (groupe de) terme(s). Cette difficulté se présente surtout lorsque le traducteur navigue entre des systèmes juridiques différents (par exemple lorsqu’il traduit de l’anglais vers le français, tentant de transposer en droit continental un texte de corporate law britannique). Elle se pose moins lorsque le traducteur reste à l’intérieur d’un même système juridique (par exemple lorsqu’il traduit un texte de droit belge du néerlandais vers le français — toute la législation est disponible en version bilingue). Pour résoudre la difficulté, les dictionnaires spécialisés sont donc d’une utilité relative s’ils ne sont pas explicatifs et si, de plus, le traducteur ne connaît pas les réalités recouvertes en droit et en pratique par les termes en langue source ainsi que par les différentes traductions proposées en langue cible par le dictionnaire. Le problème classique du choix de la « bonne » traduction lorsque le dictionnaire en propose plusieurs se pose, en finance et en droit, avec une acuité particulière. Justement, le problème de la compréhension des textes financiers et juridiques, comme celle de tout texte technique, n’est-il pas en définitive, avant tout, un problème de connaissance ? La traduction de tels textes exige de se former, en l’occurrence en économie, en finance et en droit. Il faut acquérir une connaissance, d’une part, du fonctionnement de l’économie et des marchés financiers, et d’autre part, de l’usage linguistique des utilisateurs de la traduction. Il s’agit ici, tout simplement, d’éviter les trahisons (facilement) évitables, de prévenir l’imposture autant que faire se peut. Nous pensons que la formation doit prendre trois formes6 : d’abord, pour les aspects généraux, une formation classique, voire académique, surtout si le traducteur souhaite véritablement activer ses connaissances ; ensuite, pour les aspects relatifs à la « technicité du message »7, une formation à la langue propre à un domaine particulier (language for special purposes (LSP)) destinée au linguiste non expert ; enfin, pour ce qui concerne les nouveautés, l’autoformation par la documentation (qui inclut notamment le contact avec des experts directs et la lecture de revues spécialisées et de documents publiés par le secteur) ainsi que par… la pratique de la traduction (le serpent s’en mordrait la queue). 2. De l’usage des utilisateurs du texte 6 Cf. Hugo MARQUANT, La ‘compréhension’ du texte technique, in Aspects of Specialized Translation, Paris, La Maison du Dictionnaire, 2001, p. 58. 7 Ibid., p. 58. 2 Même si le traducteur trouve des termes équivalents — c’est-à-dire qui recouvrent des réalités à peu près semblables — dans des systèmes juridiques différents, il lui faut encore s’assurer que le terme choisi en langue cible correspond bien au langage des praticiens. Dans le domaine financier, celui-ci est, dans une large mesure, dominé par l’anglais. Le domaine financier n’est toutefois pas « perdu » pour d’autres langues ; en tout état de cause, il ne l’est pas pour la langue française8. Pour prendre ainsi le cas particulier de la traduction anglais-français, il est possible, dans de nombreux cas, d’utiliser, dans une traduction, un terme français existant ou de « forger » une traduction française (par exemple par la paraphrase). Mais cette traduction française sera parfois jugée inadéquate ou refusée par le commanditaire de la traduction, au motif qu’elle n’est pas usuelle9, qu’elle est donc incompréhensible pour les lecteurs du texte. Pour satisfaire son commanditaire, le traducteur sera donc parfois amené à choisir de conserver un terme anglais en langue cible. La fidélité à l’usage signifie-t- elle dans ce cas une trahison de la langue cible ? La fidélité à la volonté de l’auteur implique-t-elle une trahison de ce que Paul Ricœur appelle le « désir de traduire »10 ? Dans ce contexte, signalons aussi la pratique qui consiste à conserver un acronyme d’une langue à l’autre11. On peut regretter cette préférence pour l’anglais (appauvri), pour les termes non traduits, que montre parfois le secteur financier. Il convient toutefois de souligner le caractère parfois artificiel des recommandations linguistiques émises par les gouvernements francophones12 ainsi que par certaines associations13. Si elles sont respectées, ces recommandations débouchent en effet sur une « pureté » de langue factice dans la mesure où elle ne correspond pas à la pratique du secteur. Le propos n’est pas ici d’alimenter l’éternel débat entre puristes et « franglistes », mais seulement d’attirer l’attention sur les arbitrages qu’il faut fréquemment opérer en traduction financière. Celle-ci poursuit un objectif d’information ; elle vise à transmettre un message clair, dans un style fluide. Le choix entre le terme anglais et le terme français se fera à la lumière de ce double objectif. Partant, il dépendra du public cible : s’il s’agit d’une banque ou de spécialistes, l’on préfèrera peut-être le terme anglais ; s’il s’agit du grand public, l’on optera sans doute pour un terme français (recommandé) ou pour une paraphrase. Se pose une fois encore notre question éthique : la fidélité à l’usage de certains spécialistes est-elle une trahison de la langue française ? 8 Certains considèrent que certains domaines, comme l’informatique, sont « perdus » (pour longtemps voire définitivement) pour la langue française. Nous estimons que ce n’est pas le cas du domaine financier. 9 Deux exemples de cas (parmi des centaines) uploads/S4/ fidelite-vs-trahison.pdf
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- Publié le Nov 10, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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