Aux alentours de l’invention du droit étranger : propos sur l’amitié, la langue
Aux alentours de l’invention du droit étranger : propos sur l’amitié, la langue et d’autres problématiques encore Pierre LEGRAND Professeur à l’École de droit de la Sorbonne Prémices Un droit, n’importe lequel, existe nécessairement en situation. Autrement dit, aucun droit ne se trouve in der Luft. Tout droit est institué quelque part, là, et pas ailleurs. Et puisqu’il n’y a pas de lieu qui ne soit singulier (historiquement, socialement, économiquement, politiquement, idéologiquement, linguistiquement – culturellement), un travail archéologique révélera comment son amarrage implique qu’un droit recèle, moins comme les branches d’un arbre qu’à l’instar d’un rhizome, des traces historiques, sociales, économiques, politiques, idéologiques, linguistiques – comment en tant qu’archive, un droit s’énonce toujours déjà à titre culturel. Contrairement aux radiations nucléaires qui sont présentes un peu partout et nulle part en particulier, le droit français des sociétés, le droit australien des ADPIC (« Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce ») ou le droit brésilien de la Convention de Vienne sur les contrats de vente internationale de marchandises est en place, là, et pas ailleurs. Et l’effet juridique auquel peut prétendre une décision de l’Organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne vaut significativement à titre de droit qu’en tant qu’elle est mise en œuvre de telle façon par tel pays relativement à tel différend. De même, l’effet juridique dont se réclame une clause d’un contrat modèle de la Fédération internationale des ingénieurs-conseils ne se fait juridiquement signifiante qu’au stade de son exécution, de telle manière par tel maître d’ouvrage relativement à tels travaux de construction. Puisque l’effectivité d’un texte revendiquant un statut juridique demeure ainsi tributaire du lieu de son application, c’est-à-dire de sa territorialisation, aucun droit ne saurait, à proprement parler, être légitimement qualifié de « global » – un mot qui évoque un tour de passe-passe par lequel on s’affranchirait de la densité et de la complexité de l’expérience juridique vécue pour dégager une soi-disant univocité surplombante, transcendante, déréalisante. Même distendu, un droit ne se soustrait pas à son immanence, à sa facticité, à sa localisation. Il s’agira ainsi, disons, d’un droit glocal. Incontournablement, à chaque fois, un droit fait état de son endroit : il reste enculturé, donc grevé. Pour accéder à la signification – et, notamment, pour prétendre à une signification en tant qu’énoncé culturel –, un droit demande à être interprété. En d’autres termes, un droit sans interprétation ne veut rien dire puisqu’il demeure, à proprement parler, lettre morte. Ce sont ainsi des interprètes, diversement autorisés, qui cernent le droit – qui le localisent – et qui lui attribuent du sens, plus ou moins immédiatement, d’après une démarche qui tient toujours d’une prise de parti, soit d’un certain type d’opération politique (au sens d’un choix qui a rapport à la société organisée). Or, ces interprètes « en prise » sur le droit existent également, comme le droit lui-même, en tant qu’entités situées et instituées localement. Eux aussi sont arrimés quelque part, là, et pas ailleurs. Itérant en cela le droit dont ils se font les observateurs (je parle ici d’un travail d’observation qui dérange la situation observée autant qu’il est troublé par elle), les interprètes recèlent eux-mêmes des traces historiques, sociales, économiques, politiques, idéologiques, linguistiques – culturelles. De même que le droit qu’ils récrivent, les interprètes sont donc enculturés ou grevés. Aucun droit et aucun interprète ne pouvant exister par delà la culture (on ne saurait imaginer ni un droit ni un interprète sans de quelconques attaches), puisqu’un droit et ses interprètes sont incontournablement enchâssés, il se trouve qu’aucun droit n’est immaculé, qu’aucun interprète ne peut se livrer de manière immaculée au déploiement du sens d’un droit et qu’aucun interprète ne peut rendre le droit immaculable. Alors qu’en l’absence d’interprète pour lui assigner du sens, pendant qu’il reste en attente de sens, un droit ne signifie pas, puisque le droit qui fait du sens c’est infailliblement du droit interprété, il se révèle que ce droit interprété suppose ainsi un agencement culturel (l’interprète) attribuant du sens à un autre agencement culturel (le droit). Le droit, c’est-à-dire le droit- interprété, constitue donc du droit enculturé, deux fois. Le droit enculturé, c’est ce qu’il y a. Phénomènes patents d’hystérésis des habitus, toutes les stratégies positivistes visant, de façon plus ou moins obsessionnelle, à nier la présence du supplément juridique culturel et persistant à promouvoir ce qui serait du droit « pur » ou, en tout cas, à exclure de l’analyse juridique la gangue culturelle du juridique, dès lors reléguée au statut de scorie qu’il convient d’expurger, ne changent rien à la condition existentielle du droit qui, échappant aux insignificances de la quotidienneté formaliste, demeure toujours déjà local et, donc, existe toujours déjà comme culture – ne se distinguant pas en cela d’autres pratiques localisées telles l’architecture, la danse ou les formules de politesse. Un thème La contribution que je propose en hommage à François Ost porte sur un aspect précis du droit-interprété – l’interprétation constituant l’un des fils conducteurs du travail de notre collègue et ami en ces pages justement honorifié. Je tiens ainsi que la langue de l’interprète – ce que celui-ci appelle sa langue (même si ce n’est pas la sienne, car une langue n’appartient pas) 1 – fabrique ou produit ou invente le droit. S’il fallait exprimer d’un mot ce que la langue fait au droit (interpréter, c’est agir, c’est faire quelque chose de bien concret à ce qui est interprété, qui diffère donc, par exemple, du fantasme, de l’hallucination ou du rêve), j’insisterais pour soutenir qu’elle l’invente. Dans une perspective étymologique, inventer, c’est créer, mais c’est aussi découvrir au sens de « trouver » (celui qui trouve le trésor en est l’inventeur ; et il y a dans divers calendriers religieux la fête de l’Invention de la Sainte-Croix, c’est-à-dire la célébration de la découverte de la relique). Or, le verbe « inventer » rend opportunément compte de deux mouvements épistémologiques qui se manifestent ensemble lorsque l’interprète vient au droit afin de lui imputer du sens. Alors même que l’interprète se présente au-devant du droit, vers des textes législatifs et des décisions de jurisprudence qui le précèdent, 1 DERRIDA (J.), Apprendre à vivre enfin, Paris, Galilée, 2005 [2004], p. 39. qui lui pré-existent, qui ont été adoptés ou prononcés en tout état de cause, indépendamment de son propre témoignage d’intérêt, quand, donc, l’interprète vient trouver le droit, il le façonne en lui accordant du sens selon qu’il choisit de le lire et de l’exposer selon telle ou telle autre tournure. En tant que lecteur et scripteur du droit, l’interprète annonce le texte juridique, le déplace en son écriture singulière (ni abaissée ni subordonnée, mais productive) et le rend ainsi connaissable2. Ce faisant, il opère un retour sur le texte et transforme son contenu au lieu de le redoubler servilement, de se contenter d’en prendre acte, de l’imiter. Il faut voir que, quoiqu’il fasse au mieux pour tenir compte des marques du texte, c’est-à-dire pour composer dans la déférence avec la résistance qu’offre la graphie du texte à l’exploitation, une différence, si ténue soit-elle, infra-mince peut-être, dès lors un changement, une modification, distinguera toujours l’écriture interprétante – la réécriture de l’interprète – du texte interprété même. Exprimant les choses familièrement, on pourrait affirmer que lorsqu’il décrit le droit, l’interprète y met du sien, inévitablement. En raison de l’intérêt spécifique que revêtent pour moi les études juridiques comparatives (et puisque je tiens que le droit étranger vaut localement, qu’il mérite de se voir attribuer une autorité normative en tant que droit étranger – non pas, certes, au titre de l’obligatoriété, mais comme argument persuasif), je veux m’attarder en particulier à l’invention du droit étranger, ce qui ne constitue toutefois qu’une reprise du thème général de l’invention du droit avec cette différence qu’il s’agit en l’espèce d’altérité, c’est-à-dire que je m’applique à une itération de ces plus vastes enjeux. C’est d’ailleurs mon insistance sur le droit étranger qui justifie ma référence à l’amitié dans le titre de cet essai. Comme l’interprétation du droit étranger, l’amitié appelle, en effet, une négociation entre le soi et l’autre. Nulle part mieux que dans les écrits de Montaigne célébrant son union avec La Boetie, l’ami disparu, le comparatiste est-il en mesure de recenser des réflexions sur l’amitié pouvant, de manière relevante, éclairer sa quête d’entendement d’un droit étranger, d’un autre droit, du droit de l’autre. 2 HEIDEGGER (M.), Unterwegs zur Sprache, Stuttgart, Neske, 1959, p. 122. Les amis C’est ainsi le lien amical entre Michel de Montaigne (1533- 1592) et Etienne de la Boetie (1530-1563) qui retient mon attention. L’événement La rencontre entre Montaigne et la Boetie intervient, à un moment indéterminé, entre 1557 et 1559. La référence Je renvoie au texte de Montaigne, De l’amitié (1595)3. Le texte En ancien français, le passage qui m’intéresse se lit comme suit : « Si on me presse de dire pourquoy je l’aymoys, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en respondant : Par ce que c’estoit luy, par ce que c’estoit moy »4. En français contemporain, cette uploads/S4/ hommage-ost.pdf
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- Publié le Jan 25, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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