FACULTE DE DROIT DE L'UNIVERSITÉ DE LAUSANNE Études de procédure et d'arbitrage

FACULTE DE DROIT DE L'UNIVERSITÉ DE LAUSANNE Études de procédure et d'arbitrage en l'honneur de Jean-François Poudret Recueil édité par Jacques Haldy Jean-Marc Rapp Phidias Ferrari Tirage a part Lausanne 1999 L’effet négatif de la compétence-compétence Emmanuel GAILLARD* 1. Le principe de compétence-compétence, qui fonde la compétence des arbitres pour connaître de leur propre compétence, fait aujourd’hui partie de ces règles qui paraissent unanimement admises mais qui, en réalité, dissimulent encore de profondes divergences en droit comparé. Aucune nuance du droit comparé de l’arbitrage international n’échappant au professeur Jean-François Poudret, celle-ci lui est soumise en guise d’hommage. 2. L’apparence d’acceptation uniforme du principe tient probablement au fait que l’on n’a pas suffisamment insisté sur la double fonction de la règle, qui, comme la convention d’arbitrage elle-même, a un effet positif et un effet négatif. René David avait très justement opposé l’effet positif et l’effet négatif de la convention d’arbitrage. Le premier est celui qui permet aux arbitres de connaître des litiges tombant dans le champ d’application de la convention d’arbitrage. Le second est celui qui interdit aux juridictions étatiques de se prononcer sur ces mêmes litiges’. Le principe de (( compétence-compétence )) prolonge chacun de ces deux effets dans les situations dans lesquelles l’existence ou la validité de la convention d’arbitrage sont contestées. 3. Dans son effet positif, le principe de compétence-compétence s’adresse aux arbitres. I1 permet aux arbitres dont la compétence est mise en doute de se prononcer sur le fondement de leur investiture sans se voir opposer la contra- diction consistant, pour un organe dont la compétence n’est pas encore établie, à entreprendre un raisonnement quelconque, fût-il sur le sujet même de cette compétence. Mieux, il permet aux arbitres qui estiment qu’il n’existe pas de convention d’arbitrage valable entre les parties, ou à tout le moins de convention couvrant la matière litigieuse, de rendre une sentence en ce sens. En l’absence d’un tel principe, il s’agirait d’un acte impossible. Les arbitres ne pourraient en effet dans le même temps nier leur compétence dans le dispositif de la sentence et l’affirmer en établissant eux-mêmes une telle sentence. L’acte se trouverait * Professeur à l’université de Paris XII ; Associé, Shearman & Sterling, Paris. R. DAVID, L’arbitrage dans le commerce international, Econornica 1982, no 232. 1 388 Em manuel Gaillard contredit par son propre contenu. On voit à ce dernier exemple, conséquence ultime du principe de compétence-compétence, que celui-ci ne s’analyse pas en un simple effet de la convention d’arbitrage ou même de l’apparence de convention d’arbitrage. Cette dernière suffirait sans doute à justifier que des arbitres saisis sur le fondement d’un titre apparent puissent en vérifier la validité jusqu’à ce qu’ils soient en mesure d’affirmer celle-ci par une sentence constatant, cette fois sans contradiction aucune, l’existence et la validité de la convention d’arbitrage. En revanche, pour prononcer leur incompétence, les arbitres ne peuvent se fonder que sur une règle qui ne doit rien à la volonté des parties, par définition inexistante ou entachée d’un vice. C’est ce supplément de compétence, fourni aux arbitres par le droit objectif de l’arbitrage, qu’est le principe de compétence-compétence dans son effet positif. Sa justification est essentiellement pragmatique. I1 s’agit de ne pas permettre à la partie qui ne souhaite pas voir l’arbitrage se dérouler normalement non seulement de soulever un incident sur l’existence ou la validité de la convention d’arbitrage mais encore d’en tirer argument pour tenter de faire suspendre l’arbitrage jusqu’à ce que les juridictions étatiques se soient prononcées sur ce point. La compétence donnée aux arbitres de trancher la question permet de faire échec à d’éventuelles manœuvres dilatoires, sans pour autant sacrifier les intérêts de la partie qui pourrait se trouver confrontée à une demande d’arbitrage sur le fondement d’une convention inexistante, nulle ou ne couvrant pas la matière litigieuse. Les arbitres pourront en effet constater eux-mêmes ces vices et leur décision, quelle qu’elle soit, pourra en toute hypothèse faire l’objet d’un recours en annulation devant les juridictions étatiques, garantes ultimes du contrôle de l’existence et de la validité de la convention d’arbitrage. Sans doute parce qu’il défie la logique formelle, le principe a cependant eu quelque peine à s’imposer. Ce n’est qu’au prix de plusieurs stratagèmes qu’il a fini par être très largement accepté. Le premier est un procédé parfaitement classique de l’évolution de la jurisprudence. I1 consiste, pour une notion, à évoluer sous le couvert d’une autre, mieux établie, à laquelle elle emprunte son autorité jusqu’à ce qu’elle soit suffisamment reconnue pour s’en détache?. En l’occurrence, c’est sous le couvert du principe d’autonomie de la convention d’arbitrage que le principe de compétence-compétence s’est long- temps abrité alors que les deux règles, qui, certes, concourent l’une et l’autre à déjouer d’éventuelles manœuvres dilatoires, sont rationnellement distinctes. L’autonomie de la clause compromissoire protège celle-ci des causes d’invalidité susceptibles d’être déduites par contagion des vices pouvant affecter la convention de fond. Elle suffit par exemple à permettre aux arbitres de prononcer Sur l’exemple de la lex mercatoria, qui a connu une évolution semblable, voir E. GAILLARD, La distinction des principes généraux du droit et des usages du commerce international, in : Etudes offertes à Pierre Bellet, Litec 1991, p. 203. L ’eflet négatif de la compétence-compétence 389 la nullité de la convention de fond sans affecter par là même leur compétence. En revanche, seul le principe de compétence-compétence permet aux arbitres de se prononcer sur les vices affectant directement la convention d’arbitrage et, le cas échéant, de les constater par une sentence. Cette évolution est connue et la distinction des deux principes complémentaires aujourd’hui parfaitement admise3. Le deuxième stratagème dont a bénéficié le principe de compétence-compétence est plus inhabituel. En grossissant à peine le trait, on peut dire qu’il repose sur l’utilisation, volontaire ou non, de données apocryphes de droit comparé. C’est en effet l’expression allemande de (( Kompetenz-Kompetenz >> qui s’est imposée lorsqu’il s’est agi de convaincre les juridictions françaises, qui semblent avoir été parmi les premières à le reconnaître4, d’admettre le principe. Le sérieux de l’expression, son prestige supposé, ont pu contribuer à l’acceptation du principe. Pourtant, si l’expression existait bien en droit allemand, elle désignait une réalité toute différente. Elle s’appliquait en effet spécifiquement aux hypothèses dans lesquelles un juge a compétence exclusive pour statuer en premier et en dernier ressort sur sa propre compétence. Ce n’est évidemment pas ce dont il est question en matière d’arbitrage, les arbitres ne statuant sur leur compétence que sous le contrôle ultérieur des juridictions étatiques chargées de connaître du contentieux de la validité de la sentence. L’utilisation de l’expression de (( Kompetenz- Kompetenz )> a donc longtemps intrigué les auteurs allemands et ce d’autant plus qu’en matière d’arbitrage, le droit allemand ne reconnaissait pas le principe de Kompetenz-Kompetenz, ni au sens allemand, ni au sens français, puis international, du terme5. Elle a également été soigneusement évitée par la plupart des auteurs suisses, généralement très avertis de ces nuances de droit comparé. Ainsi, dès 1989, le professeur Jean-François Poudret attirait l’attention sur cette confusion dans son commentaire de l’article 8 du Concordat suisse6. Ce n’est que très récemment, avec l’acceptation du principe de compétence-compétence - dans son effet positif - par la réforme du droit allemand de l’arbitrage du 22 décembre 1997 que certains auteurs se sont risqués à évoquer l’origine allemande de Voir par ex. CRAIG~PARKPAULSSON, International Chamber o f Commerce Arbitration, 2‘”‘ éd., 1990, no 5.04 p. 65 ; FOUCHARD/GAILLARD/GOLDMAN, Traité de 1 ‘arbitrage commercial international, Litec 1996, no 416 ; A. DIMOLITSA, Autonomie et Kompetenz-Kompetenz, Rev. arb. 1998, p. 305. Cass. com., 22 février 1949, Caulliez, JCP 1949 II 4899, obs. H. MOTULSKY. Voir par ex. O. GLOSSNER, Germany, in : ICCA Handbook Commercial Arbitration, p. 14 (1987) ; K. P. BERGER, International Economic Arbitration, Kluwer 1993, p. 359. Cette notion de Kompetenz- Kompetenz destinée à supprimer tout contrôle ultérieur des juridictions étatiques a du reste été condamnée par la loi sur l’arbitrage du 22 décembre 1998. Voir K. P. BERGER, Germany adopts the UNCITRAL Model Law, Int. ALR 1998, p. 121, spéc. p. 122. J.-F. POUDRET, in : LALIVE~POUDRET~REYMOND, Le droit de 1 ’arbitrage interne et international en Suisse, Payot 1989, p. 63. 390 Emmanuel Gaillard l’expression7. C’est dire que, pour efficace qu’ait pu être, lors de l’adoption du principe, l’utilisation d’une formule puissante, l’argument de droit comparé n’avait rien de scientifique. Cependant, si l’on fait abstraction de ces considérations historiques, qui font le charme de l’étude - toujours risquée - de l’évolution des idées, il reste que, dans son effet positif, le principe de compétence-compétence est aujourd’hui bien établi. Sous l’influence notamment de la loi-type de la CNUDCI qui l’a adopté en son article 16, paragraphe 3, il est aujourd’hui reconnu dans un très grand nombre de pays et fait partie des règles du droit de l’arbitrage international qui ne se discutent plus guère. I1 n’en va pas de même de l’effet négatif du principe. 4. Dans son effet négatif, le principe de compétence-compétence s’adresse aux juridictions étatiques. Il prolonge l’effet négatif de la convention d’arbitrage en interdisant uploads/S4/ ia-effet-negatif-de-la-competencecompetence-0403.pdf

  • 71
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Jui 10, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
  • Taille du fichier 1.1466MB