QU'EST-CE QU'UN DISCOURS « JURIDIQUE » NAZI ? Olivier Jouanjan Gallimard | « Le
QU'EST-CE QU'UN DISCOURS « JURIDIQUE » NAZI ? Olivier Jouanjan Gallimard | « Le Débat » 2014/1 n° 178 | pages 160 à 177 ISSN 0246-2346 ISBN 9782070144402 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.inforevue-le-debat-2014-1-page-160.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Liminaire: le travail du juriste Pour le non-juriste, la tâche du juriste semble consister en la connaissance des lois et une cer taine capacité à les appliquer dans le cas concret, «en l’espèce». Sans doute imagine-t‑on que l’in terprétation des lois soulève quelques difficultés. Mais il y a des méthodes qui doivent permettre de lever les doutes et de dire la vérité de la loi. Le juriste qui ne dirait pas la vérité de la loi serait au mieux un mauvais juriste, celui qui ne maîtrise pas la juste méthode, au pire un juriste malhonnête qui tord le sens de la loi pour imposer à autrui ses préférences personnelles. Mais tout serait affaire de «connaissance», d’une capacité à connaître (selon la bonne méthode) et d’une honnêteté quant à la gestion particu lière de cette connaissance. En vérité, le non- juriste qui voit les choses ainsi n’a pas lieu de s’en vouloir. C’est bien de cette manière que le discours dominant des juristes lui présente son travail: le juge dit au justiciable et à l’opinion publique qu’il n’a fait qu’«appliquer» la loi et peut ajouter, le cas échéant: «Dura lex sed lex.» Si elle n’est pas seulement dure – rigoureuse – pour le justiciable mais en outre dure – difficile – à interpréter, le juge en découvrira méthodi quement la vraie signification et le fera savoir dans la motivation de son jugement: c’est en cela que tient son «autorité», en ce qu’il est un connaisseur des lois politiquement neutre. C’est aussi en cela que se cache son idéologie et, plus largement, l’idéologie dominante des juristes. Ce sont eux qui ont propagé l’expression «science du droit», à vrai dire pas avant le XIXe siècle –, même si l’on trouve parfois l’expression iuris scientia chez les juristes romains déjà –, pas avant la naissance de la «société civile bourgeoise». Dès lors en effet que «dire le droit» ne partici pait plus de l’expression de la majesté monar chique, la corporation des juristes professionnels et, plus largement, des juristes savants se devait Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 15/10/2019 10:05 - © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 15/10/2019 10:05 - © Gallimard 161 Olivier Jouanjan Qu’est-ce qu’un discours «juridique» nazi? manière de «faire du droit» et donc de dire le droit (iurisditio). Ce que l’on veut mettre en exergue, c’est qu’une culture ne détermine pas seulement le contenu des lois, mais aussi la manière de «faire avec». Et tout cela tient à l’éducation des juristes, au contexte politique et social, à l’état intellectuel et moral d’une société. Même le positivisme juridique le plus naïf, ce positivisme de gendarme qui règne dans les facultés de droit («le règlement, c’est le règle ment»), est, comme on l’a dit, un produit récent dans l’idéologie juridique qui ne remonte pas au-delà du XIXe siècle et qui ne dit pas la réalité des pratiques. Il est vrai que même le plus posi tiviste des positivistes ne peut faire autrement, lorsqu’il est confronté à la question de l’inter prétation du droit, que d’en appeler à une éthique générale, une politique ou, à tout le moins, un ethos professionnel. Le contenu du droit ne se fonde pas tout seul et la question du fondement du droit, si elle est une question du juriste, n’est pas une question strictement juridique, au sens (moderne) où la réponse pourrait se trouver dans le droit positif. Penser le travail des juristes nazis C’est ici que prend tout son sens la confron tation avec le discours «juridique» des juristes nazis. Car le travail d’un juriste est moins de «fonder» sa décision ou sa solution en droit que de la justifier par des arguments en s’efforçant de convaincre que ces arguments sont norma tifs, c’est-à-dire en essayant aussi de convaincre autrui qu’il est un «véritable» juriste. Il y a un moment rhétorique du droit, dans le travail de juriste, moment que les Anciens savaient bien, mais que les Modernes se sont efforcés de de trouver une source autonome de légitimité, et il ne lui restait guère d’autre choix que de s’in venter détentrice d’une science véritable. À terme cela devait, sinon nécessairement, du moins logi quement, conduire à promouvoir le «positivisme juridique» ou, plus précisément, un discours «positiviste» sur le droit, quand bien même les pratiques pouvaient diverger, consciemment ou non, des principes de ce discours. En effet, les pratiques sont un peu, beau coup différentes de ce que propose cette image qui n’est que la réitération, relativement amé liorée, du propos célèbre de Montesquieu selon lequel le juge n’est que «la bouche qui prononce les paroles de la loi» et que, de la sorte, sa puis sance (politique) serait nulle. Il ne serait que l’instrument neutre de la loi, un «automate» dans le langage de Max Weber. Malheureuse ment, cet idéal du droit est trop beau pour être vrai. «La» bonne méthode d’interprétation n’existe pas, qui permettrait de découvrir à coup sûr, du moins si l’on est à la fois savant et hon nête, le «sens caché», éventuellement caché, obscur – puisque, selon un adage romain, interpretatio cessat in claris – des lois et autres textes juridiques applicables. Mais il n’existe que des méthodes qui sont d’ailleurs toutes discutables, qui peuvent déboucher sur des résultats contradic toires (et alors, lequel choisir?) et qui, en tout état de cause, n’offrent aucune certitude quant au vrai sens de la loi (comment vérifier la jus tesse d’une interprétation?). Les «méthodes» d’interprétation du droit ne découlent elles-mêmes non pas tant d’une recta ratio universelle et abstraite que d’une «raison nabilité» conditionnée par l’époque, sa culture et sa culture politique plus spécialement. En amont du travail du juriste, il y a une couche épaisse et sédimentée d’idées, d’idéologies, de représentations, qui déterminent une certaine Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 15/10/2019 10:05 - © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 15/10/2019 10:05 - © Gallimard 162 Olivier Jouanjan Qu’est-ce qu’un discours «juridique» nazi? «droit». L’on nettoie ainsi le droit, on le blanchit – et ce blanchiment-là est certainement irrépro chable au point de vue moral –, mais il y a peut- être plus de valeur heuristique à qualifier ce «droit» de «droit», comme un «droit» possible, comme une possibilité de l’extrême où peut aller le droit, car ce n’est pas parce qu’on est juriste qu’on doit considérer son objet comme un bel objet: le droit, le droit positif, n’est ni beau, ni bon, ni juste «en soi». «En soi», préci sément il n’est rien: le droit, comme le disait vers 1900 le grand juriste Georg Jellinek, n’existe que dans nos têtes ou, pour le dire en un langage plus moderne, dans nos discours et les pratiques que ceux-ci permettent de justifier. C’est d’ail leurs pourquoi il peut être purement et sim plement monstrueux. Penser le monstre fut un moment heuristique important dans l’histoire de la biologie, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Or, le monstre biologique reste attaché à une espèce, le veau à deux têtes peut être dit «veau». Il est aux confins de l’espèce, sans pourtant franchir la barrière des espèces: il n’est pas une chimère. Le droit nazi ne fut pas chimérique, mais il fut monstrueux. Penser un droit monstrueux, c’est s’aventurer jusqu’aux «confins du droit», selon la belle expression de Norbert Rouland. Et l’hypothèse est ici que cette aventure sur le terrain de la tératologie juridique pourrait nous permettre de penser ce que le «droit» lui-même ne veut ou ne peut pas nous dire, quelque chose – sinon la vérité – du grand mystère uploads/S4/ le-discours-juridique-nazi.pdf
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- Publié le Sep 14, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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