La jurisprudence est-elle une source de droit ? « Le juge est le législateur de
La jurisprudence est-elle une source de droit ? « Le juge est le législateur des cas particuliers ». Cette citation de Ripert met en avant le fait qu’en plus de son rôle d’interprète de la loi, la jurisprudence redonne d’une certaine façon au juge son rôle de créateur de la loi devenant ainsi le législateur des cas particuliers. Si étymologiquement, la jurisprudentia est la science du droit, l’activité des jurisconsultes, les solutions qu’ils ont dégagées dans leur activité, le terme de jurisprudence est aujourd’hui riche de significations différentes : un vocabulaire juridique qui fait autorité n’en relève pas moins de six. La jurisprudence peut désigner l’habitude des tribunaux de trancher une question d’une certaine manière. On parle ainsi de jurisprudence constante ou de revirement de jurisprudence. La jurisprudence est aussi l’ensemble des décisions rendues soit par une certaine juridiction comme la jurisprudence de la Cour de cassation, soit dans une certaine matière telle que la jurisprudence de la responsabilité civile. D’une manière plus générale, la jurisprudence représente « la personnification de l’action des tribunaux », c’est-à-dire l’ensemble des décisions rendues par les tribunaux envisagés du point de vue normatif. Chaque système juridique développe une théorie des sources du droit qui lui est propre : comme l’écrivait Jean Gaudemet, « l’histoire des sources est révélatrice de l’histoire de la vie du droit et donc de celle des hommes et de la société ». Elle est d’abord le fruit de l’histoire. Ainsi, les pays romano-germanique font de la loi la source principale de droit. Au contraire, le droit des pays de Common Law (Angleterre, et pour une moindre part États- Unis) est essentiellement jurisprudentiel. La théorie des sources du droit est surtout le fruit des idéologies. Pour certains, la jurisprudence est une source de droit. Pour d’autres, à la suite de Gény, la jurisprudence est une simple autorité. Les évolutions, voire les dérives, de notre droit renforcent incontestablement le rôle créateur de la jurisprudence. On peut ainsi se demander quelle est la place de la jurisprudence dans notre système juridique ? Nous analyserons dans un premier temps les résistances à reconnaître la jurisprudence comme une source du droit (I). Puis dans un second temps nous verrons que la jurisprudence est une source de droit subordonnée à la loi (II). I/ La jurisprudence, une source de droit contestée La jurisprudence est une source de droit contestée, et cette contestation n’est pas récente (A). L’histoire a laissé des arguments s’opposant à ce que la jurisprudence puisse être une source de droit (B). A. Arguments historiques L’affaiblissement du rôle créateur de la jurisprudence date non de la Révolution mais de la fin de l’Ancien Régime. Dans l’Ancien droit, les parlements rendaient des arrêts de règlement, ayant une portée générale, étant susceptibles de s’appliquer à des affaires analogues postérieures. Ce pouvoir créateur de la jurisprudence a été critiqué par la philosophie des Lumières pour qui le droit ne peut naître que de la loi. Le juge a longtemps été présenté comme la seule « bouche de la loi », pour reprendre l’expression de Montesquieu, sans pouvoir de disposer de façon générale et de faire la loi – monopole du législateur. Le juge a longtemps été tenu de fonder sa décision uniquement sur les sources formelles du droit. Le rôle du juge se bornait à appliquer la loi : selon Le Chapelier, « le tribunal de cassation ne doit pas avoir de jurisprudence à lui. Si cette jurisprudence des tribunaux, la plus détestable des institutions, existait dans le Tribunal de cassation, il faudrait le détruire ». Le législateur révolutionnaire avait ainsi voulu interdire tout pouvoir d’interprétation aux juges en instituant le référé législatif : les tribunaux pouvaient, ou devaient, s’adresser au législateur pour qu’il tranche les difficultés d’interprétation suscitées par la loi. Ce référé législatif s’est révélé peu pratique, le législateur laissant sans réponse la plupart des demandes. Si le référé législatif a été définitivement supprimé par la loi du 1er avril 1837, l’hostilité envers le rôle créateur de la jurisprudence s’est manifestée dans plusieurs dispositions du Code civil qui s’opposent à ce que la jurisprudence puisse être une source de droit équivalente à la loi. Pour Robespierre, « ce mot de jurisprudence doit être effacé de notre langue. Dans un État qui a une Constitution, une législation, la jurisprudence des tribunaux n’est autre chose que la loi ». La crainte d’un pouvoir des juges qui se dresserait contre la volonté générale est ancrée dans notre droit. B. Arguments de droit positif Reposant sur le principe de séparation des pouvoirs cher à Montesquieu qui affirmait d’ailleurs qu’ « il est de la nature de la Constitution que les juges suivent la lettre de droit », l’article 5 du Code civil affirme qu’ « il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et règlementaire sur les causes qui leur sont soumises ». La prohibition des arrêts de règlement interdit ainsi à une juridiction d’adopter une solution générale devant s’appliquer à tous les litiges semblables qui lui seraient soumis à l’avenir. Si la prohibition des arrêts de règlement s’impose aux juridictions françaises, elle ne s’impose pas à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Celle-ci s’est autorisée à prendre des arrêts pilotes destinés à pallier une violation de la Convention européenne susceptible de fonder d’innombrables requêtes identiques. Dans ce cas, la Cour s’arroge le pouvoir de dire à l’État défendeur quelles sont les mesures à prendre pour que les demandeurs potentiels reçoivent une solution identique à celle retenue dans l’affaire pilote qui lui est soumise. La prohibition des arrêts de règlement se prolonge dans le principe d’autorité relative de la chose jugée formulé par l’article 1355 du Code civil : « L’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité ». En vertu de ce principe d’autorité relative de la chose jugée, une décision de justice ne lie donc que les parties au litige. Ces principes se prolongent dans l’absence de force obligatoire du précédent. Une décision rendue par une juridiction quelle qu’elle soit ne s’impose pas aux autres juridictions ayant à trancher par la suite une affaire équivalente. Dans les pays de Common Law au contraire, le précédent a force obligatoire : « Chaque juge doit appliquer dans l’espèce qui lui est soumise une règle de droit conforme à la totalité des décisions précédentes ». En droit anglais, la règle du précédent s’applique avec beaucoup de rigueur. Mais seul le raisonnement essentiel ayant conduit à la décision a valeur de précédent, et il ne s’impose qu’aux juridictions hiérarchiquement égales ou inférieures. C’est ainsi que la source principale de droit dans les pays de Common Law est la jurisprudence. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ne se sent pas liée par ses propres précédents, ayant précisée qu’elle ne se considère pas « formellement tenue de suivre l’un quelconque de ses arrêts antérieurs », même si elle relève « qu’il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable des précédents ». En France, la jurisprudence est par nature instable : les divergences de jurisprudence entre différentes juridictions du fond, ou entre les juges du fond et la Cour de cassation, sont assez fréquentes. Tout cela semble incompatible avec l’exigence de permanence, de stabilité et de sécurité de la règle de droit. Un exemple type est l’arrêt Perruche rendu par la Cour de cassation qui a consacré le principe du préjudice d’être né. Ce principe a été jugé trop dangereux par le législateur qui s’y est opposé en adoptant la loi Kouchner en 2002 afin de l’interdire. Tous ces obstacles confinent le rôle du juge qui doit rester dans le cadre de sa fonction judiciaire et donc se contenter d’appliquer, voire d’interpréter la loi. Pourtant, il peut parfois aller plus loin. Dès lors que l’interprétation dépasse la simple lecture de la loi, il y a déjà création de droit. La jurisprudence devient alors source de droit. II/ La jurisprudence, une source de droit subordonnée à la loi L’obligation de juger (A) peut transformer la décision jurisprudentielle en règle de droit (B). A. Obligation de juger Dès 1804, le Code civil avait fait obligation au juge de se prononcer dans chaque litige qui lui était soumis. L’article 4 du Code civil dispose, en effet, que « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». Le déni de justice est pénalement réprimé (C. pén., art. 434-7-1). Il conduit également à engager la responsabilité de l’État, par suite de prise à partie du juge. Ainsi, l’État est « civilement responsable des condamnations en dommages et uploads/S4/ la-jurisprudence-est.pdf
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- Publié le Jul 08, 2022
- Catégorie Law / Droit
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