QUE SAIS-JE ? Le droit administratif PROSPER WEIL Professeur émérite à l'univer
QUE SAIS-JE ? Le droit administratif PROSPER WEIL Professeur émérite à l'université Panthéon-Assas (Paris-II) Membre de l'institut DOMINIQUE POUYAUD Professeur à l'université Paris Descartes Membre de l'institut Vingt-quatrième édition mise à jour 230e mille Introduction L’existence même d’un droit administratif relève en quelque sorte du miracle. Le droit qui régit l’activité des particuliers est imposé à ceux-ci du dehors, et le respect des droits et obligations qu’il comporte se trouve placé sous l’autorité et la sanction d’un pouvoir supérieur : celui de l’État. Mais que l’État lui-même accepte de se considérer comme « lié » par le droit (étymologiquement, la loi est ce qui lie) mérite l’étonnement. Il est dans la nature des choses qu’un gouvernant croie, de bonne foi, être investi du pouvoir de décider discrétionnairement du contenu et des exigences de l’intérêt général. Il faut qu’il fasse effort sur lui-même pour se considérer comme tenu de rester dans les voies d’un droit qui lui dicte certaines conduites et lui en interdit d’autres. À plus forte raison doit-il considérer comme peu normal de voir ses décisions soumises à la censure d’un juge : au nom de quoi ce dernier, irresponsable, serait-il plus infaillible que l’homme placé aux leviers de commande et qui, lui, est responsable de ses actes ? Certes, nous sommes aujourd’hui accoutumés à voir l’État limité par le droit et soumis au contrôle juridictionnel ; il faut de temps à autre une réaction gouvernementale un peu vive pour nous permettre d’apprécier les choses à leur juste valeur. N’oublions pas d’ailleurs les leçons de l’histoire : la conquête de l’État par le droit est relativement récente et n’est pas encore universellement achevée. Les lents progrès de l’organisation internationale nous révèlent, sous un autre aspect, cette répugnance de toute « souveraineté » à admettre un jugement autre que le sien propre. En France même, où le Rechtsstaat a depuis longtemps supplanté le Poleizistaat, les progrès les plus importants ne remontent qu’à la fin du XIXe siècle, et il subsiste encore, on le verra, des zones où l’action gouvernementale se déploie à l’abri du droit : la « raison d’État » ne capitule pas du jour au lendemain. Ce qui est vrai de l’État en général l’est encore plus de celui des trois pouvoirs de l’État qui s’est vu attribuer la part la plus importante de la souveraineté : le gouvernement. En France, on l’a souvent souligné, la séparation des pouvoirs n’est pas, ou n’est pas essentiellement, une distinction des fonctions correspondant à une division du travail, mais une répartition des attributs de la puissance inhérente à la souveraineté interne de l’État. Or, des trois pouvoirs, le gouvernement est celui qui a bénéficié, dans ce partage, de la part du lion : il est le seul à détenir directement la force publique ; c’est lui qui est appelé à prendre les innombrables décisions exigées par la vie de l’État ; c’est à lui enfin qu’ont bénéficié le plus l’extension des attributions et l’accroissement des pouvoirs de l’État. Or, le gouvernement est lui-même de plus en plus étroitement soumis au droit et au contrôle juridictionnel. Et cela non seulement dans ses rapports avec les autres pouvoirs – lesquels relèvent du droit constitutionnel –, mais aussi dans la marche de cet immense appareil qui est à sa disposition pour faire prévaloir sa volonté dans l’ordre interne et que l’on appelle l’Administration. Dans son acception la plus large et la plus immédiatement perceptible, le droit administratif est l’ensemble des règles définissant les droits et obligations de l’Administration, c’est-à-dire du gouvernement et de l’appareil administratif. Il régit l’un des trois pouvoirs de l’État, et le plus puissant des trois : ce trait fondamental, qui tient à ses « bases constitutionnelles » (Vedel), ne doit jamais être négligé. Le droit administratif n’est pas, et ne peut pas être, un droit comme les autres : si ces mots avaient un sens, on dirait volontiers qu’il n’est pas un droit juridique, mais un droit politique. Il s’insère dans ces problèmes fondamentaux de la science politique que sont les rapports entre l’État et le citoyen, l’autorité et la liberté, la société et l’individu. L’annulation d’une décision administrative n’a rien à voir avec celle d’un contrat passé entre deux particuliers ou d’un acte privé : l’histoire du droit français et celle de maints droits étrangers comme du droit international sont là pour rappeler que le pouvoir d’annuler la décision d’une autorité publique ne s’obtient qu’au terme d’une longue évolution. Seules les apparences permettent de comparer la responsabilité de l’État à celle d’un particulier : pour admettre que le propre de la souveraineté n’est pas de « s’imposer à tous sans compensation » (Laferrière), il a fallu attendre la fin du XIXe siècle en France, 1946 ou 1947 aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Né d’un miracle, le droit administratif ne subsiste que par un prodige chaque jour renouvelé. Aucune force ne peut contraindre matériellement le gouvernement à se soumettre à la règle de droit et à la sentence du juge, et l’État peut, en théorie du moins, mettre fin, quand il le désire, à l’autolimitation qu’il a consentie. Pour que le miracle se produise et qu’il dure, diverses conditions doivent être remplies, qui tiennent à la forme de l’État, au prestige du droit et des juges, à l’esprit du temps. Le droit administratif ne peut donc être détaché de l’histoire, et notamment de l’histoire politique ; c’est en elle qu’il trouve son ancrage, c’est à elle qu’il doit sa philosophie et ses traits les plus intimes. Le droit administratif ne remonte guère qu’au dernier tiers du XIXe siècle. C’est un droit jeune, qui a subi une rapide évolution. Chacune des étapes qu’il a franchies l’a marqué de façon indélébile, et, s’il est commode de parler en termes de temps et de croissance, il serait peut-être plus exact d’évoquer une image géologique : à chacun des âges correspond une couche différente, si bien que le droit administratif actuel comporte des éléments qui remontent à des époques distinctes et relèvent de conceptions très diverses. I. – La préhistoire du droit administratif C’est entre la Révolution de 1789 et la fin du Second Empire que s’esquissent les traits dominants de ce que Hauriou appellera plus tard le « régime administratif » : l’existence d’une juridiction administrative spécialisée et la soumission de l’Administration à des règles différentes de celles du droit privé. 1. L’Administration soustraite au contrôle des tribunaux. – Les juridictions de l’Ancien Régime avaient mené une guerre sournoise, et souvent efficace, contre les tentatives de la monarchie de moderniser l’Administration et de réformer la société. Cette résistance devait atteindre son paroxysme sous Louis XV et Louis XVI. Ainsi s’explique-t-on que l’une des premières mesures de la Constituante fut de briser net, par la loi des 16 au 24 août 1790, toute possibilité, pour les tribunaux, de défier l’autorité de l’État : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions. » Cette disposition fut répétée par le décret du 16 fructidor an III : « Défenses itératives sont faites aux tribunaux de connaître des actes d’administration, de quelque espèce qu’ils soient, aux peines de droit. » La signification de ces textes est claire. Il s’agissait, en posant le principe de la séparation des autorités administrative et judiciaire, d’empêcher les tribunaux de gêner l’Administration et, à cet effet, de leur interdire la connaissance des litiges intéressant l’Administration. Le pouvoir judiciaire, dont la mission naturelle est de trancher les litiges en disant le droit, sortait affaibli de l’épreuve. La crainte de voir le juge « troubler les opérations des corps administratifs » sera telle que le juge administratif lui-même ne se reconnaîtra pas, sauf texte l’y autorisant, le droit de prononcer des injonctions à l’égard de l’Administration. Dans une importante décision de 1987, le Conseil constitutionnel a estimé que, même si les textes de 1790 et de l’an III n’ont pas en eux-mêmes valeur constitutionnelle, un principe fondamental reconnu par les lois de la République, principe de valeur constitutionnelle, réserve à la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises par les autorités administratives dans l’exercice des prérogatives de puissance publique. Née de considérations historiques contingentes, la protection de l’Administration contre l’ingérence du pouvoir judiciaire a ainsi été partiellement érigée deux siècles plus tard en règle constitutionnelle à laquelle le législateur lui-même ne peut désormais plus porter atteinte. 2. Une juridiction administrative intérieure à l’Administration. – Soustraite aux juridictions ordinaires, l’Administration était en fait délivrée de tout contrôle juridictionnel : les réclamations des administrés étaient jugées par l’Administration elle-même, à la fois juge et partie (système dit du ministre- juge). Avec Bonaparte se dessine une évolution nouvelle : au sein de l’appareil administratif vont se créer des rouages chargés plus spécialement de l’étude des affaires contentieuses. Avec la Constitution de l’an VIII naît le Conseil d’État, et la uploads/S4/ le-droit-administratif-weil-prosper-pouyaud-dominique.pdf
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- Publié le Sep 16, 2022
- Catégorie Law / Droit
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