97 2 0 1 7 Dossier Les relations police-population Question en débat La police
97 2 0 1 7 Dossier Les relations police-population Question en débat La police en banlieue Études À propos Chronique bibliographique REVUE INTERNATIONALE DE THEORIE DU DROIT ET DE SOCIOLOGIE JURIDIQUE REVUE SOUTENUE PAR L’INSTITUT DES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES DU CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE ISSN 0769-3362 Droit et Société 97/2017 643 Le droit au-delà de l’État. Sens du droit religieux Hugues Rabault Université d’Évry-Val-d’Essonne, Bâtiment Île-de-France, boulevard François Mitterrand, F-91025 Évry Cedex. <hugues.rabault@univ-evry.fr> À propos de… LICARI François-Xavier, Le droit talmudique, Paris : Dalloz, collection « Connais- sance du droit », 2015, 198 p. C’est un réflexe courant que d’identifier le droit à l’État, que de faire du droit une production spécifiquement étatique. En vérité, les théoriciens les plus consé- quents n’aboutissent jamais à l’idée d’une relation aussi univoque. La définition de l’État par Hans Kelsen, selon laquelle « il n’y a de concept d’État que juridique : l’État comme ordre juridique centralisé » 1, exprime avec clairvoyance que l’État n’est qu’une mise en forme du droit parmi d’autres. Toutefois, la question du droit non étatique, de ses manifestations et de son mode de fonctionnement, n’est posée par la littérature juridique que de façon marginale. Le problème de la relation entre droit et État ressortit autant à la théorie de l’État qu’à la théorie du droit. Francis Fukuyama, dans un ouvrage qui s’efforce de décen- trer le thème de la genèse de l’État en partant d’exemples tels que ceux de la Chine ou de l’Inde, constate la chose suivante : « En Europe occidentale […], une règle de droit existait avant que le pouvoir politique ne fût concentré dans les mains de gouverne- ments centralisés 2. » Niklas Luhmann relève de façon analogue : « Le droit était déjà là lorsque l’État moderne commença de se consolider politiquement 3. » Le droit moderne de l’Occident s’est construit comme droit étatique par l’élimi- nation, la relégation ou l’englobement de droits concurrents, comme le droit féodal, 1. Hans KELSEN, Théorie générale du droit et de l’État [1945], Bruxelles, Paris : Bruylant, LGDJ, 1997, p. 242. Voir Hugues RABAULT, « Théorie juridique de l’État », in Pascal MBONGO, François HERVOUËT et Carlo SANTULLI (dir.), Dictionnaire encyclopédique de l’État, Paris : Berger-Levrault, 2014, p. 921-925. 2. Francis FUKUYAMA, The Origins of Political Order. From Prehuman Times to the French Revolution, New York : Farrar, Strauss and Giroux, 2011, p. 22. 3. Niklas LUHMANN, Das Recht der Gesellschaft [Le droit de la société, 1993], Francfort/Main : Suhrkamp, 1995, p. 408. Nous nous rattachons ici à la thèse selon laquelle l’État au sens strict n’apparaît qu’à l’époque moderne. Voir Hugues RABAULT, Un monde sans réalité ? En compagnie de Niklas Luhmann : épistémologie, politique et droit, Québec : Presses de l’Université Laval, 2012, p. 87-242, plus spécialement p. 160 et suiv. et p. 174 et suiv. H. RABAULT 644 Droit et Société 97/2017 le droit des républiques urbaines, le droit des corporations de métiers et, surtout, le droit canonique. Les spécialistes d’aujourd’hui n’ignorent pas ce que le droit contem- porain doit à ce dernier. Celui-ci fut le lieu où se forgèrent les catégories du droit public 4, qui furent ensuite exploitées pour la construction du droit des grandes monarchies. Cela explique le paradoxe en vertu duquel l’Église catholique fut le mo- dèle de l’État moderne 5. La monopolisation tendancielle du droit par l’État correspond cependant peut- être à une période transitoire. Nombre de signes témoignent de l’essor de formes non étatiques du droit et donc de l’affaiblissement de l’équivalence entre droit et État. Des statistiques fiables concluent qu’aujourd’hui 80 % du droit économique des États membres et 50 % de l’ensemble de leurs lois sont déterminés par le droit de l’Union européenne 6. Ce droit peut certes être considéré comme indirectement étatique. Mais le droit contemporain prend aussi d’autres formes transnationales. Dans un ouvrage marquant, Gunther Teubner développe des thèses générales sur l’évolution du droit global, en soutenant l’hypothèse d’une émergence de « constitu- tions sociétales » parallèles à celles des États 7. Il s’agirait de normativités non éta- tiques, régissant de façon croissante des domaines tels que l’économie 8, la science, la religion ou le sport, par exemple 9. La critique de l’idée d’une nature intrinsèquement étatique du droit prend la forme d’un courant de pensée englobé sous la dénomination de « pluralisme juri- dique » 10. Selon cette approche, il conviendrait de prendre acte de la pluralité des ordres juridique coexistant et s’influençant réciproquement. L’essor de ce type d’interrogations témoigne du fait que le droit contemporain se trouve dans une situation radicalement nouvelle, étrangère à la représentation apparue au XIX e siècle d’une équivalence entre État et droit 11. Le phénomène juridique nécessite donc de 4. Voir, par exemple, Pierre-Laurent FRIER et Jacques PETIT, Droit administratif, Paris : LGDJ, 2015, p. 28, renvoyant à Gabriel LE BRAS, « L’apport du droit canonique au droit administratif », Mélanges Mestre, Paris : Sirey, 1956, p. 395. 5. Wolfgang REINHARD, Geschichte der Staatsgewalt. Eine vergleichende Verfassungsgeschichte Europas von den Anfängen bis zur Gegenwart, Munich : C. H. Beck, 2000, p. 259 : « Si l’Église latine fut le premier État, l’État européen est peut-être devenu la dernière Église. » Voir Hugues RABAULT, L’État entre théologie et technologie. Origine, sens et fonction du concept d’État, Paris : L’Harmattan, 2007, p. 14-15. 6. Pour l’Allemagne, d’après la Cour constitutionnelle fédérale, dans l’arrêt Maastricht (BVerfGE, 89, 155, 172f), cité par Manfred REHBINDER, Rechtssoziologie. Ein Studienbuch, Munich : C. H. Beck, 2014, p. 80. 7. Gunther TEUBNER, Verfassungsfragmente. Gesellschaftlicher Konstitutionalismus in der Globalisierung, Berlin : Suhrkamp, 2012. Pour un résumé en français, voir : <http://nunctranseamusadobligationes.wordpress.com/2016/ 01/10/ius-cosmopoliticum-la-constitution-du-droit-global/>. Sur ce sujet, voir Pierre GUIBENTIF, « Pour une société- monde durable par l’auto-constitutionnalisation des grands domaines sociaux », Droit et Société, 93, 2016, p. 455-465. 8. Ibid., p. 56 et suiv. L’évolution concerne non seulement le droit du commerce international, mais encore l’essor de l’arbitrage ou ce qu’on désigne comme la lex mercatoria. 9. Ibid., p. 36 et suiv. Les classements internationaux des universités ne représentent que la généralisation de procédures internationales de reconnaissance scientifique (prix Nobel, médaille Fields, etc.), pour lesquels il importe que toute immixtion des États soit écartée. De même, le droit des fédérations sportives l’emporte désormais sur le droit des États, comme le montre la question du dopage, qui pouvait autrefois être organisé par les États eux-mêmes. 10. Sur la notion de pluralisme juridique, voir Susanne BAER, Rechtssoziologie. Eine Einführung in die interdisziplinäre Rechtsforschung, Baden-Baden : Nomos, 2011, p. 85-102. 11. « Alles Recht ist Staatsrecht » / « Tout droit est droit de l’État ». La formule est de Johann Gottlieb FICHTE, Das System der Rechtslehre [1812], in ID., Ausgewählte Politische Schriften, Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1977, p. 223. Le droit au-delà de l’État. Sens du droit religieux Droit et Société 97/2017 645 nouvelles perspectives, des interprétations et des théorisations dégagées des allé- geances anciennes. D’où aussi la nécessité d’aborder des champs spécifiques. Cette démarche caractérise l’ouvrage de François-Xavier Licari, consacré au droit talmudique, dont nous voulons ici recommander la lecture et exprimer l’apport. Cet ouvrage introductif est tout autre chose qu’une présentation analytique. Abordant un champ de recherche méconnu, il esquisse des conséquences théoriques. Il défend la thèse que le droit talmudique, ou droit rabbinique, est un droit authentique, comparable au droit des États. Nous présenterons le droit talmudique comme droit positif (I) constituant un ordre juridique autonome (II) et justifiant l’hypothèse du pluralisme juridique (III). I. Le droit talmudique comme ordre juridique positif Rappelons d’abord que le droit talmudique peut faire partie du droit positif éta- tique (p. 10 et suiv.). Le droit israélien admet la validité du droit religieux pour le statut personnel, ce qui implique d’ailleurs la validité d’autres droits religieux, comme le droit musulman, pour les Israéliens non juifs. Cela n’est pas sans poser des difficultés pour les Israéliens athées. Aux États-Unis, si le droit talmudique n’accède pas à ce statut, son application subsidiaire en fait un objet d’étude : « un courant de la doc- trine américaine présente celui-ci comme le paradigme de la modernité, voire de la post-modernité. […] Le droit talmudique apparaît à certains comme un contre- modèle face à un modèle juridique occidental par trop kelsénien, hiérarchisé et centralisé, étatique et répressif » (p. 15). Pour la plupart des États, c’est essentiellement à travers l’arbitrage rabbinique 12 que le droit talmudique s’inscrit dans la pratique des juristes : « Après une longue période de déclin, l’arbitrage rabbinique connaît ces dernières décennies une véri- table renaissance : il se pratique sur tous les continents ; il peut être national comme international ; il se pratique dans tous les domaines que le droit talmudique qualifie de monétaires […] : droit du travail, responsabilité délictuelle, droit des sociétés, droit des contrats civils et commerciaux, droit des successions, et plus géné- ralement tous les litiges pécuniaires » (p. 139). Il existe en France depuis 2007 une Chambre arbitrale rabbinique, traitant une centaine d’affaires par an, sur le modèle uploads/S4/ le-droit-au-dela-de-l-etat-sens-du-dro.pdf
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- Publié le Fev 22, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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