Le plaisir de rompre Comédie en un acte représentée pour la première fois le 16

Le plaisir de rompre Comédie en un acte représentée pour la première fois le 16 mars 1897, au Cercle des Escholiers, reprise le 12 mars 1902, au Théâtre-Français. Au jeune Maître en poésie dramatique, EDMOND ROSTAND Hommage d’écrivain et souvenir d’ami. 24 avril 1897. Personnages Blanche Maurice À Paris. Un petit salon au cinquième. Ce qu’une femme qui a beaucoup aimé et ne s’est pas enrichie peut y mettre d’intimité, de bibelots offerts, de meubles disparates. Cheminée au fond. Porte-tenture à gauche. Table à droite. Pouf au milieu. Un piano ouvert. Fleurs à bon marché. Quelques cadres au mur. Feu de bois. Une lampe allumée. Blanche, puis Maurice Blanche est assise à sa table. Robe d’intérieur. Vieilles dentelles, c’est son seul luxe, tout son héritage. Elle a fouillé ses tiroirs, brûlé des papiers, noué la faveur d’un petit paquet, et pris dans une boîte une lettre ancienne qu’elle relit. Ou, plutôt, elle n’en relit que des phrases connues. Celle-ci l’émeut, jusqu’à la tristesse. Une autre lui fait hocher la tête. Une autre, enfin, la force à rire franchement. On sonne. Blanche remet, sans hâte, la lettre dans sa boîte, et la boîte dans le tiroir de la table. Puis elle va ouvrir elle-même. Maurice entre. Dès ses premières phrases et ses premiers gestes, on sent qu’il est comme chez lui. MAURICE. Il appuie sur les mots : Bonjour, chère et belle amie. BLANCHE, moins affectée : Bonjour, mon ami. (Maurice veut l’embrasser par habitude, politesse, et pour braver le péril. Elle recule) Non. MAURICE : Oh ! en ami. BLANCHE : Plus maintenant. MAURICE : Je vous assure que ça ne me troublerait pas. BLANCHE : Ni moi ; précisément : c’est inutile. Avez-vous terminé vos courses ? MAURICE. Il pose son chapeau et sa canne sur un meuble et s’assied à gauche de la cheminée, tend ses mains au feu, le ravive, tâche de ne pas paraître gêné. Blanche s’est assise près de la table, du côté opposé à celui où elle lisait la lettre : Toutes, et je m’assieds éreinté. Que ne peut-on s’endormir garçon et se réveiller marié ? Je suis allé d’abord à la mairie : m’adressant ici, puis là, puis à droite, puis à gauche, puis au fond, j’ai questionné quelques messieurs ternes que mon mariage n’a pas l’air d’émouvoir beaucoup... De là, je suis allé chez le tailleur, essayer mon habit. Il me conseille décidément un peu d’ouate ici. J’ai, en effet, une épaule plus basse que l’autre. BLANCHE : Je n’avais pas remarqué. MAURICE : Je peux l’avouer, aujourd’hui que ça vous est égal. BLANCHE : Je ne le dirai à personne. MAURICE : De là, je suis allé à l’église. Il paraît qu’il va falloir me confesser ! BLANCHE : Sans doute, il faut remettre votre âme à neuf. MAURICE : Les uns m’affirment que le billet de confession s’achète, et les autres que je puis tomber sur un prêtre grincheux qui me dira, si je pose pour l’homme du monde et l’esprit fort : « Il ne s’agit pas de ça, mon garçon. Êtes-vous chrétien, oui ou non ? Si vous êtes chrétien, agenouillez-vous et faites votre examen de conscience. » Je me vois grotesque, frappant les dalles de mes bottines vernies. Agréable quart d’heure ! BLANCHE : Il vous faudra, je le crains, plus d’un quart d’heure. Pauvre ami, votre fiancée vous saura gré d’un tel sacrifice ! MAURICE. Il se lève et s’adosse à la cheminée : Je suis très embêté... Et dites-moi. (Avec hésitation.) Ma chère amie, vous ne songez pas à vous dérober, vous assisterez sûrement à mon mariage ? BLANCHE : Vous m’invitez toujours ? MAURICE : Naturellement. À la cérémonie religieuse. BLANCHE : J’irai. MAURICE : Je compte sur vous. (Froidement.) On s’amusera. (Plus gaiement.) Vous surtout. Vous me verrez descendre les marches de l’église, avec la petite en blanc. BLANCHE : Vous ferez très bien. MAURICE : Malgré moi, je pense, faut-il le dire ? Oh ! je peux tout dire à vous... (Il vient s’asseoir sur le pouf, en face de Blanche.) Je pense à des histoires de vitriol. BLANCHE : Ah ! vous me sondez ! Eh bien ! mon ami, quittez vos idées. Elles vous donnent l’air candide. Est-ce assez vilain, un homme qui a peur ! Car vous avez peur, et vous vous tiendrez sur la défensive, le coude en bouclier. Les saints riront dans leur niche. Vous mériteriez !... Mais je craindrais de brûler ma robe. MAURICE : Taquine ! Vous vous trompez, vous ne m’effrayez pas, et j’ai même l’intention de vous présenter à ma femme, comme une parente. BLANCHE : Ou comme une institutrice pour les enfants à naître. Plus tard je les garderais, et vous pourriez voyager. MAURICE : Déjà aigre-douce ! Ça débute mal. BLANCHE : Aussi vous m’agacez avec votre système de compensations. (Elle se lève et remet à Maurice la carte de la fleuriste et la carte de Mme Paulin.) Moi, je suis allée chez la fleuriste. Elle promet de vous fournir, chaque matin, un bouquet de dix francs. MAURICE : Dix francs ? BLANCHE : Oh ! j’ai marchandé. Par ces froids, ce n’est pas cher. MAURICE : Non, si les fleurs sont belles, et si on les porte à domicile. BLANCHE : On les portera. J’ai prié Mme Paulin de vous chercher une bague, un éventail, une bonbonnière et quelques menus bibelots. J’ai dit que vous vouliez être généreux, sans faire de folies, toutefois. MAURICE : Évidemment. (Avec une légère inquiétude.) Et ce sera payable ? BLANCHE : À votre gré ; plus tard, après le mariage. MAURICE, rassuré : Je vous remercie. (Il se lève ; tous deux sont séparés par la table.) Vraiment, vous n’êtes pas une femme comme les autres. BLANCHE : Aucune femme n’est comme les autres. Quelle femme suis-je donc ? MAURICE, prenant la main de Blanche : Une femme de tact. BLANCHE : Puisque tout est convenu, arrêté. MAURICE : D’accord. Oh ! jusqu’à cette dernière visite, nous avons été parfaits. Mais c’est ma dernière visite. Nous ne nous reverrons plus. BLANCHE : Nous nous reverrons en amis. Vous le disiez tout à l’heure. MAURICE : Oui, mais plus autrement. Et, dans l’escalier, j’avais de vagues transes. BLANCHE : Pourquoi ? MAURICE : Parce que... BLANCHE : Rien ne gronde en moi. Quand je me suis donnée à vous, ne savais-je pas qu’il faudrait me reprendre ? Si le décrochage a été pénible... MAURICE : Nous n’en finissions plus. Nos deux cœurs tenaient bien. BLANCHE : Ils sont aujourd’hui nettement détachés. J’ai mis dans ce petit paquet les dernières racines : quelques photographies, votre acte de naissance que j’avais eu la curiosité de voir... comme vous êtes encore jeune ! MAURICE : On ne vieillit pas avec vous. BLANCHE : ... Et un livre prêté. Voilà. MAURICE : À la bonne heure ! c’est un plaisir de rompre avec vous. BLANCHE : Avec vous aussi. MAURICE : C’est bien, ce que nous faisons là, très bien. C’est tellement rare de se quitter ainsi ! Nous nous sommes aimés autant qu’il est possible, comme on ne s’aime pas deux fois dans la vie, et nous nous séparons, parce qu’il le faut, sans mauvais procédés, sans la moindre amertume. BLANCHE : Nous rompons de notre mieux. MAURICE : Nous donnons l’exemple de la rupture idéale. Ah ! Blanche, soyez certaine que, si jamais quelqu’un dit du mal de vous, ce ne sera pas moi. BLANCHE : Pour ma part, je ne vous calomnierai que si cela m’est nécessaire... (Elle s’assied à droite et Maurice à gauche de la table.) Me rendez-vous mon portrait ? MAURICE : Je le garde. BLANCHE : Il vaudrait mieux me le rendre ou le déchirer que de le jeter au fond d’une malle. MAURICE : Je tiens à le garder et je dirai : c’est un portrait d’actrice qui était admirable dans une pièce que j’ai vue. BLANCHE : Et mes lettres ? MAURICE : Vos deux ou trois lettres froides de cliente à fournisseur... BLANCHE : Je déteste écrire. MAURICE : Je les garde aussi. Elles me défendront au besoin. BLANCHE : Ne vous énervez pas, et causons paisiblement de votre mariage. Avez-vous vu la petite aujourd’hui ? MAURICE : Cinq minutes à peine. Elle est tellement occupée par son trousseau ! et le grand jour approche ! BLANCHE : Aime-t-elle les belles choses ? MAURICE : Oui, quand elles sont bien chères. BLANCHE : Dites-lui que le bleu est la couleur des blondes. J’ai là une gravure de mode très réussie que je vous prêterai. A-t-elle du goût ? MAURICE : Elle a celui de la mode. BLANCHE : Vous devez l’intimider. MAURICE : Je l’espère. BLANCHE : Quelle est, en votre présence, son attitude, sa tenue, quelles sont ses manières ? MAURICE : Celles d’une chaise sous sa housse. BLANCHE : Sérieusement, la trouvez-vous jolie ? MAURICE : C’est vous qui êtes jolie. BLANCHE : C’est d’elle que je uploads/S4/ le-plaisir-de-rompre.pdf

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  • Publié le Aoû 11, 2021
  • Catégorie Law / Droit
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