1 Les chefs d’Etat sont-ils intouchables ? Conférence du 22 janvier 2015 Rémy P
1 Les chefs d’Etat sont-ils intouchables ? Conférence du 22 janvier 2015 Rémy PROUVEZE, Maître de conférences en droit public, Université de Franche-Comté Premiers représentants du principal sujet de droit international, les chefs d’Etat bénéficient d’un statut particulier en droit international. Classiquement, ils se voient ainsi reconnaître notamment une immunité de juridiction pénale qui les « protègent » de poursuites devant une juridiction étrangère. C’est principalement sur cette question que portera cette conférence. La question de l’immunité (notamment de juridiction pénale) est donc classique en droit international et pourrait, dès lors, connaître une réponse bien établie et ancrée. Ceci n’est vrai qu’en partie et l’actualité judiciaire internationale a fait apparaître de nombreux questionnements prenant appui sur l’évolution du droit international et surtout du droit international pénal. L’affaire Pinochet en 1998-1999 a ainsi relancé le débat sur l’étendue et les limites de cette immunité, notamment au regard des crimes internationaux les plus graves que les chefs d’Etat peuvent commettre ou auxquels ils peuvent participer. A sa suite1, un nombre conséquent de procédures à caractère pénal ont été engagées à l’encontre de chefs d’Etat (en exercice ou non)2, y compris devant la toute jeune Cour pénale internationale3, sans pour autant qu’elles aboutissent toutes et sans compter celles envisagées ou souhaitées, y compris récemment4. 1 L’affaire Pinochet a eu, à ce propos, un rôle de détonateur en ce qui concerne l’ouverture de poursuites criminelles à l’encontre d’autorités étatiques en exercice ou non. Voir, par exemple, A. BORGHI, L’immunité des dirigeants politiques en droit international, Bâle, Helbing & Lichtenhahn/Bruylant/LGDJ, 2003, p. 161. 2 On pourra citer, entre autres, les poursuites engagées en France contre le colonel Kadhafi, au Sénégal et en Belgique contre Hissène Habré et celles engagées en Belgique contre Yasser Arafat, Ariel Sharon, Tony Blair G.W. Bush, etc. 3 L’ex-Président ivoirien Laurent Gbagbo et les présidents en exercice Al Bashir (Soudan) et Kenyatta (Kenya) font l’objet de poursuites devant la CPI. L’adhésion de la Palestine à la CPI (qui prendra effet le 1er avril 2015) est susceptible également d’entraîner un certain nombre de procédures à l’encontre d’autorités israéliennes CHAIRE D’EXCELLENCE GESTION DU CONFLIT ET DE L’APRES-CONFLIT http://fondation-dev.unilim.fr/chaire-gcac/wp-content/uploads/sites /4/2015/01/Remy-Prouveze-Les-chefs-dEtat-sont-ils-intouchables -copie.pdf 2 Si les développements du droit international pénal ont conduit à des progrès considérables dans la lutte contre l’impunité, la pratique démontre cependant des réticences et des obstacles (juridiques ou non) persistants dans la répression des crimes les plus graves, particulièrement lorsque le premier personnage de l’Etat est concerné et impliqué. Ces difficultés se retrouvent tant devant les juridictions nationales étrangères que devant de la justice internationale pénale, la Cour pénale internationale étant elle-même confronté à certaines limites juridiques et matérielles qui nourrissent également cette interrogation : malgré leur éventuelle implication dans des crimes considérés comme les plus répréhensibles par le droit international, les chefs d’Etats sont- ils (encore aujourd’hui) intouchables ? La question se pose notamment en raison du « potentiel criminel » important de ces premiers représentants de l’Etat. Les chefs d’État sont en effet susceptibles de jouer un rôle de premier plan dans la commission de crimes internationaux. Ceci est particulièrement vrai dans le cas des crimes les plus graves – ce que l’on appelle communément le noyau dur des crimes internationaux ou core crimes – pour lesquels leur place dans la hiérarchie civile et militaire et l’appareil d’Etat à leur disposition s’avèrent déterminants5. Il en va ainsi dans le cas du crime d’agression6 qui, pour certains, "[p]ar définition, [...] ne peu[t] être que le fait des gouvernants, puisqu’il s’agit d’actes accomplis dans la conduite des relations internationales publiques"7. C’est également le cas pour le crime de génocide pour lequel, qu’il s’agisse de la conception ou de la réalisation de tels actes, et même de l’incitation directe et publique, de l’aide ou de l’encouragement à les commettre8, les fonctions des plus hauts représentants étatiques apparaissent comme un facteur à tout le moins facilitant9 (notamment les plus hautes), le bureau du procureur de la Cour ayant annoncé le 16 janvier 2015 avoir entamé un examen préliminaire sur « la situation » dans les territoires palestiniens, ce qui constitue la première étape formelle d'une procédure qui pourrait déboucher sur des inculpations pour crimes de guerre par exemple. 4 Certaines voix se sont ainsi élevées récemment pour que soient poursuivis et traduit en justice Kim Jong Un, Bachar El Assad ou Vladimir Poutine par exemple. 5 Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, Rapport de la Commission du Droit International, 1996, Doc. A/51/10, ACDI, 1996, vol. II, 2ème partie, Nations Unies, A/CN.4/SER.A/1996/Add.1 (Part 2), p. 24, § 1. 6 « Les auteurs d’un acte d’agression ne peuvent se trouver que dans les catégories d’individus qui possèdent l’autorité ou le pouvoir requis pour être en mesure de jouer éventuellement un rôle déterminant dans la commission d’une agression » (CDI, Projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, op. cit., p. 45, § 2). 7 C. LOMBOIS, Droit pénal international, Paris, Dalloz, 2nde éd., 1979, p. 109, nous soulignons. 8 Art. III, c) de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ; Art. 4 § 3, c) et 7 § 1 du Statut du TPIY et 2 § 3, c) et 6 § 1 du Statut du TPIR ; Art. 25 du Statut de la CPI. 9 Voir N.L.C. THWAITES, « Le concept de génocide dans la jurisprudence du TPIY : avancées et ambiguïtés », RBDI, 1997, n° 2, pp. 588-590 ; J. VERHOEVEN, « 'Le crime de génocide. Originalité et ambiguïté », RBDI, 1991, n° 1, pp. 7-8. Voir également TPIY, Ch., Radovan Karadzic et Ratko Mladic, IT-95-5-R61 et IT-95-18- R61, Examen des actes d’accusation dans le cadre de l’article 61 du règlement de procédure et de preuve, 11 3 dans la mesure où elles permettent une utilisation dévoyée de l’appareil étatique et de ses moyens. Il en ira de même pour les crimes contre l’humanité10 et les crimes de guerre11. La nécessité de juger les auteurs de crimes internationaux prend donc un tour particulier lorsque sont en cause des chefs d’Etat : "En châtiant les chefs d’État et les autorités souveraines qui permettent de commettre ou laissent commettre des infractions aux lois internationales, et aussi ceux qui les exécutent, on ne donne pas seulement satisfaction à l’idée de justice, on prend la mesure la plus propre pour que des faits de cette nature ne puissent se renouveler. La crainte du châtiment est le commencement de la sagesse. Cet aphorisme populaire est la vérité même"12. Cette nécessité, qui peut apparaître comme impérieuse au regard de la nature et de l’ampleur des crimes commis, peine cependant à s’imposer dans la pratique. Ainsi, alors que "[…] l’implication des autorités publiques dans les atteintes massives au droit humanitaire qui […] ont caractérisés […] [les conflits en ex-Yougoslavie et au Rwanda] ont entraîné le recours à une répression pénale internationale des crimes commis"13 – une logique similaire ayant conduit à la mise en place de la CPI –, on constate que de nombreux obstacles se dressent lorsque des poursuites sont engagées contre des chefs d’Etat qui auraient commis un crime international. Les obstacles juridiques s’ajoutent ici à la question récurrente de l’opportunité politique des poursuites à l’encontre d’un chef d’Etat par une juridiction étrangère, voire supranationale, juillet 1996, §§ 41 et 83-84 ; TPIY, Slobodan Milosevic, IT-02-54-T, Amended Indictment 'Bosnia', 21 avril 2004, §§ 5-9 et 23-26. Rafaëlle Maison estime même que, « [d]ans la mesure où le génocide est une infraction collective de type étatique, il est possible de soutenir que ses auteurs principaux sont les personnes en position d’autorité dans l’État, qui ont planifié et ordonné l’infraction […] » (R. MAISON, « Le crime de génocide dans les premiers jugements du Tribunal Pénal International pour le Rwanda », RGDIP, 1999, pp. 144-145). 10 Voir, par exemple, TPIY, Ch., Ratko Mladic et Radovan Karadzic, IT-95-5-R61 et IT-95-18-R61, Examen des actes d’accusation …, op. cit., §§ 41 et 44-48. Voir également les actes d’accusation édictés à l’encontre de Slobodan Milosevic (IT-02-54) dans les affaires 'Bosnie' (21 avril 2004, §§ 33-41 et 43-45), 'Croatie' (28 juillet 2004, §§ 34-61, 63-70 et 73-76) et 'Kosovo' (29 octobre 2001, §§ 55-68). Voir aussi TPIR, Ch., Jean Kambanda, ICTR 97-23-S, Jugement portant condamnation, 4 septembre 1998, §§ 39-40. 11 « L’histoire abonde malheureusement en cas où ce sont les autorités civiles qui se sont rendues coupables de crimes de guerre ; les autorités militaires ne sont donc pas les seules en cause […] », C. PILLOUD et al., Commentaire des Protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949 : commentaire du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes de conflits armés internationaux (Protocole I), Genève, CICR, Martinus Nijhoff, 1986, article 86, p. 1034, n° 16). Voir également E. DAVID, Principes de droit des conflits armés, Bruxelles, Bruylant, 3ème éd., 2002, p. 662. 12 FAUCHILLE cité in J. GRAVEN, « Le difficile uploads/S4/ les-chefs-detat-sont-ils-intouchables-copie.pdf
Documents similaires










-
27
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Dec 01, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
- Taille du fichier 0.3991MB