L'ANALYSE DU DISCOURS DE lA DOCTRINE JURIDIQUE L'ARTICULATION DES PERSPECTIVES
L'ANALYSE DU DISCOURS DE lA DOCTRINE JURIDIQUE L'ARTICULATION DES PERSPECTIVES INTERNE ET EXTERNE PAR Marc LOISELLE Doctorant "On peut définir unfilet de deux façons, en fonction du point de vue. Normalement, on dira que c'est un instrument avec des mailles qui permet de prendre du poisson. Mais on peut, sans offenser la logique, inverser l'image et définir unfilet comme (. ..) un ensemble de trous reliés ensemble par dufil". (J. Barnes, Le Perroquet de Flaubert). L'analyse du discours juridique pose un double problème. Le premier tient à l'objet. En effet, de très nombreux documents peuvent servir de support à une telle analyse : les textes écrits ayant valeur de droit positif, les travaux préparatoires utilisés pour leur élaboration, les publications de la doctrine universitaire, les consultations des praticiens du droit, mais aussi, par exten- sion, tout document, écrit ou non, relevant de "l'imaginaire juridique"l. Or, derrière cette multiplicité des documents se profilent en fait deux types dis- tincts de langage, constitutifs du discours juridique. D'une part, le langage du droit, c'est-à-dire l'ensemble des règles juridiques résultant de ce que Kelsen a appelé les "interprétations authentiques". D'autre part, le métalangage qui a pour objet le langage du droit; il est imputable à des individus - simples par- ticuliers, hommes politiques, juristes, sociologues, anthropologues - suscep- tibles de délivrer uniquement des interprétations non authentiques produites 1. Arnaud (A.-J.), Critique de la raison juridique. J. Où va la sociologie du droit? Paris, L.G.D.J.,1981,p.392. CURAPP, Les méthodes au concret, PUF, 2000. 188 LES MÉTHODES AU CONCRET par des actes de connaissance ou de jugement et dépourvues de force juridique obligatoire2• L'analyse du discours juridique - qui constitue elle-même un métalangage - peut donc avoir deux objets distincts: soit le langage prescrip- tif que constitue le droit, soit le métalangage qui le prend pour objet. Cette clarification est d'autant plus nécessaire - et difficile - qu'en réalité de nombreux glissements se produisent souvent entre ces deux plans. Le second problème tient à l'analyse. Chacun des langages constitutifs du discours juridique est justiciable de multiples approches, se distinguant par le point de vue qu'elles mettent en œuvre. Le langage du droit peut être appré- hendé à partir d'au moins deux points de vue, dont l'opposition a été décrite de manière idéal-typique par Hart. Le premier est interne ; il est adopté par celui qui considère les règles juridiques de l'intérieur, c'est-à-dire "comme un membre du groupe qui les accepte et les utilise comme modèle de conduite"3 ; la perspective qu'il crée consiste à analyser le droit à partir des significations qu'il revêt pour les individus dont il régit les comportements, qu'ils soient juges, fonctionnaires ou citoyens. Le second point de vue sur le droit est exter- ne ; c'est celui d'un observateur qui n'accepte pas lui-même les règles juri- diques et qui, soit se réfère de l'extérieur à la manière dont les membres d'un groupe les acceptent, soit observe simplement des régularités comportemen- tales en ignorant la normativité de ces règles4• De la même manière, le méta- langage du droit peut être analysé selon ces deux perspectives différentes : il est possible de l'appréhender de l'intérieur, comme un des éléments du systè- me juridique, en acceptant les notions, représentations et valeurs sur les- quelles il repose; à l'inverse, ce type de discours juridique peut faire l'objet d'une approche externe, en rupture avec ses présupposés. Dans le premier cas, l'analyse reproduit, redouble, rationalise le discours que certains acteurs tiennent sur le droit; dans le second, elle rompt avec les notions (rupture épis- témologique) et / ou les valeurs (rupture axiologique) qui structurent ce dis- cours et le système juridique dans lequel il prend place. Toute analyse scientifique des discours juridiques réclame donc une réflexion épistémologique préalable. Qu'elle relève d'une épistémologie du droit positif ou d'une épistémologie du savoir des juristes5, celle-ci doit per- mettre au chercheur d'évaluer les éclairages - et les ombres - que chacun des différents points de vue est susceptible de projeter sur l'objet qu'il délimi- te. Mais elle doit surtout lui permettre de définir son propre point de vue, afin 2. Sur la distinctiou de ces deux formes d'iuterprétation, cf. Kelsen (H.), Théorie pure du droit, trad. française par H. Thévenaz, Neuchâtel, Ed. de la Baconnière, 1953, rééd. 1988, p. 153 et s. 3. Hart (H.-L.-A.), Le concept de droit, 1961, trad. française par M. Van de Kerchove, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1976, p. 114. 4. Ibid. Selon Hart, ce point de vue externe correspond à deux formes d'observation: la première serait modérément externe tandis que la seconde le serait radicalement. 5. Sur la distinction de ces deux formes d'épistémologie juridique, cf. Atias (C.), notam- ment Epistémologie du droit, Paris, P.U.F., "Que-sais-je ?", 1994, p. 43 et s. L'ANALYSE DU DISCOURS DE LA DOCTRINE JURIDIQUE 189 de déterminer la perspective suivant laquelle il entend appréhender son objet. Cette recherche sur la recherche juridique, dans laquelle s'objective la rela- tion du chercheur à son objet, conditionne en partie la validité scientifique de toute analyse des discours juridiques. Au regard des problèmes posés par cette forme d'analyse discursive, l'étude in concreto d'un concept tel que celui de l'Etat de droit6, si limitée soit- elle, peut apporter différents enseignements. D'abord, elle met en évidence la nécessité de déterminer le type de discours juridique qu'il s'agit d'appréhen- der. La notion d'Etat de droit fait partie de ce que C. Eisenmann a appelé les "concepts de doctrine" ou de "classification théorique", créés et employés par les théoriciens du droit dans le but de connaître et d'analyser les phénomènes juridiques7 • Ainsi, si l'étude de tels concepts peut s'appuyer sur le droit, elle doit surtout être centrée sur le métalangage du droit, et plus spécialement sur les "propositions de droit"8 formulées par la doctrine juridique. Cette clarifi- cation préalable permet de mieux baliser le champ d'investigation; en outre, elle facilite la constitution du corpus documentaire. Mais une étude comme celle du concept d'Etat de droit permet également de montrer l'importance de la définition du point de vue à partir duquel un concept de doctrine peut être appréhendé. Elle soulève en effet immédiate- ment une série de questions: la recherche est-elle conçue comme une critique9 , une description1o ou une rationalisationll de définitions préexistantes (du concept d'Etat de droit ou de tout autre concept du même type) ? Or, ces ques- tions - qui peuvent se poser soit effectivement et concrètement, soit explicite- 6. Cet article s'appuie sur les recherches que nous avons menées dans le cadre de notre thèse de doctorat en droit public, intitulée "Le concept d'Etat de droit dans la doctrine juri- dique". La soutenance de cette dernière n'étant pas effectuée au moment de la rédaction de cette contribution, il nous a semblé préférable de renvoyer, pour illustrer notre propos métho- dologique, aux travaux d'autres auteurs (dans la mesure du possible) ; leur publication les rend plus accessibles aux étudiants auxquels est destiné l'ouvrage collectif dans lequel cet article prend place. 7. Eisenmann (C.), "Quelques problèmes de méthodologie des définitions et des classifica- tions en science juridique", A.P.D., nOU, 1966, p. 29 ; selon lui, les principaux concepts de la théorie politique ou constitutionnelle (la souveraineté, la démocratie, l'Etat etc.) sont des concepts de ce type. Mais il existe également des concepts contenus dans une "source du droit positif' (p. 26 et s.), qui sont au carrefour du langage et du métalangage du droit. 8. Sur la distinction des "propositions de droit" (Rechtssiitze) et des normes juridiques (Rechtsnormen), cf. Kelsen (H.), Théorie pure du droit, op. cit., p. 51. 9. La recherche se veut-elle critique? Auquel cas, s'appuie-t-elle sur un jeu de valeurs alternatives, ou vise-t-elle à proposer une nouvelle définition du concept étudié, plus conforme aux valeurs qui lui sont sous-jacentes? Etc. 10. Le projet est-il descriptif? Dans ce cas, est-il d'ordre historique, juridique, sociolo- gique, anthropologique ou épistémologique? Quoi qu'il en soit, quelle place est faite aux tra- vaux qui ont permis la définition de ce concept? D'ailleurs, par certains aspects, la description ne revêt-elle pas un aspect critique? Etc. Il. Si la recherche est destinée à perfectionner, à rationaliser la définition d'un concept existant, ce projet est-il axiologiquement neutre? Se fonde-t-il, au contraire, sur une adhésion explicite et volontaire aux valeurs qui le sous-tendent? Quelles sont ces valeurs? Etc. 190 LES MÉTHODES AU CONCRET ment et de façon théorique - s'articulent toutes autour d'une seule et même interrogation: le concept (d'Etat de droit ou tout autre objet de nature iden- tique) est-il appréhendé "de l'intérieur" ou "de l'extérieur" ? Autrement dit, l'observateur reproduit-il, d'une manière ou d'une autre, le discours de la doctrine dont fait partie le concept étudié? Ou, au contraire, s'approprie-t-il cet objet en prenant ses distances théoriques avec le discours doctrinal - et avec le système juridique dont celui-ci est un des rouages? Cette interroga- tion, valable aussi bien pour le sociologue que pour le juriste, est essentielle; aucun observateur ne peut en faire l'économie, sous peine de confondre invo- lontairement les deux perspectives. Enfin, l'étude du concept d'Etat uploads/S4/ marc-loiselle-pdf.pdf
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- Publié le Jul 27, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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