Mathieu Potte-Bonneville Intervention au groupe d'études "La Philosophie au sen
Mathieu Potte-Bonneville Intervention au groupe d'études "La Philosophie au sens large", dirigé par Pierre Macherey. 08/01/2003 Foucault et le droit "Foucault et le droit" : dans la préparation de cette séance, ce sujet s'est imposé à moi pour deux séries de raisons. 1. D'abord, il s'agit, dans la réception et l'étude de l'oeuvre de Foucault, d'une question en jachère : mal posée par les uns, récusée par les autres. Mal posée, car posée en forme d'objection, animée par la conviction secrète que Foucault ne saurait y répondre : peu de commentateurs se demandent sérieusement ce qu'il en est du droit chez Foucault. La plupart ne posent le problème que pour regretter, le plus vite possible, l'absence dans cette pensée d'une "base normative" qui dirait enfin pourquoi l'on doit se révolter ; absence qui leur permet finalement de conclure à l'inconséquence des prises de position théoriques et militantes adoptées par l'auteur de Surveiller et punir. Il est alors tentant de considérer en retour cette question comme impertinente, d'en récuser purement et simplement la légitimité. Ce rejet, il est vrai, ne manque pas d'arguments : poser un tel problème, après tout, c'est mobiliser une catégorie universelle, "le droit", sans rapport avec le nominalisme constamment affiché et pratiqué par Foucault, donc sans bénéfice dans la compréhension de sa pensée. Qu'il soit question, dans cette oeuvre, de lois, de magistrats, de procès ou de lettres de cachets, c'est assez clair ; qu'il soit question "du droit" est beaucoup plus douteux. Il faudrait donc choisir : ou "Foucault", ou "le droit", comme concept solidaire d'une pensée vouée à l'abstraction et obsédée par la seule légitimation, au détriment de ce que Foucault appelle quelque part "la petite question : comment ça se passe ?" Cette réaction me semble en partie justifiée – en partie seulement. Parce que "du droit", il est tout de même question chez Foucault de manière trop récurrente pour que l'on puisse y voir une facilité d'expression ou une formulation provisoire, due seulement à ce que le nominaliste est bien forcé, de temps à autres, de s'exprimer par noms communs. Certes, la mention en est chaque fois évanouissante – ainsi, dans le cours du 14 janvier 1976 : "Donc : règles de droit, mécanismes de pouvoir, effets de vérité. Ou encore : règles de pouvoir et pouvoir des discours vrais" (p.23). D'une phrase l'autre, le droit a disparu – insistant toutefois suffisamment longtemps pour que le couple pouvoir/savoir intègre un troisième terme ("Donc, triangle : pouvoir, droit, vérité", p.22), et pour que l'ensemble de cette série de cours soit consacrée à l'analyse d'un discours (celui de la "guerre des races") susceptible, non d'effacer toute mention du droit au profit d'une stricte logique des forces, mais de faire valoir "un droit à la fois ancré dans une histoire et décentré par rapport à une universalité juridique" (p.45). Un droit, donc, qui ne ressemble plus du tout à ce que le philosophe nomme ordinairement ainsi ; mais un droit, aussi bien, auquel Foucault donne encore le nom de "droit", l'installant au lieu même de ce qu'il conteste. On est alors fondé – malgré l'hétérogénéité apparente des registres d'interrogations – à se demander ce que Foucault entend par là, et ce que deviennent, dans cette oeuvre pourtant vouée aux descriptions singulières, les déterminations classiques qu'emporte avec elle la notion de droit. 2. La deuxième raison qui m'a poussé à choisir ce thème est plus conjoncturelle. Nous sommes entrés dans une séquence historique marquée par deux mouvements d'apparence inverse. D'un côté, ce que l'on nommera (pour rendre hommage à la "chaîne pénale", métaphore également prisée par les deux derniers Ministres de l'Intérieur en date), une concaténation du juridique : autant dire, un recul massif de la question des formes, une subordination explicitement revendiquée du moment du droit à des finalités extérieures (qu'il s'agisse de la réinsertion de la procédure pénale dans une technologie du "traitement en temps réel", ou de la refonte des catégories pénales ouvrant la responsabilité sur l'horizon de la sécurité). Restriction du droit, donc. Mais simultanément, on assiste à l'extension et à la dissémination d'une régulation de type juridique : multiplication des foyers depuis lesquels les normes se trouvent émises, transferts de compétence du couple législatif/exécutif vers le judiciaire, création d'autorités administratives indépendantes faisant jouer des procédures contradictoires, etc. D'un même trait, donc, nous sommes les témoins d'une multiplication des juges, et de ce que B.Frydman nomme une profonde "crise de la prescription" (cf B.Frydman, "Le droit privé de contenu", in coll., Refaire la politique, Paris : Syllepse, 2001). Ce double processus donne un singulier relief au problème de la place du droit dans l'oeuvre de Foucault. Parce que, d'abord, cette œuvre y acquiert une pertinence descriptive nouvelle : il est frappant, par exemple, de relire aujourd'hui l'intervention de Foucault intitulée "La redéfinition du judiciable", et reproduite dans un numéro de la revue Justice (revue du Syndicat de la Magistrature) en 1987. Dans ce texte (malheureusement non repris dans les Dits et Ecrits), Foucault prend appui sur un livre-programme du Parti Socialiste, intitulé Liberté, libertés, pour diagnostiquer une transformation de ce qu'il nomme le "judiciable", c'est-à-dire "le domaine d'objets qui peuvent entrer dans le champ de pertinence d'une action judiciaire". Transformations consistant à la fois en une "démultiplication, éparpillement, essaimage du judiciaire" ; en la transformation de ses catégories directrices, l'opposition licite-illicite s'associant à d'autres couples, "vrai-faux, mais en même temps (à propos de l'information) honnête-malhonnête, sain-pathologique" ; en la redéfinition, finalement, de la finalité de l'action judiciaire, l'horizon du juste faisant place à la "définition d'un optimum fonctionnel pour le corps social". Toutes indications dont on ne saurait dire qu'elles manquent d'actualité. Nouvelle pertinence, donc ; mais aussi bien, nouveaux problèmes. Si le souci de Foucault était de faire apparaître, sous un discours politique centré sur le droit et les principes, la réalité de mécanismes disciplinaires alors rejetés dans l'ombre, nous nous trouvons devant une tâche inverse : nous avons à nous demander si, dans un ordre politique qui s'avoue volontiers sécuritaire, certains éléments de juridicité sont à même de faire contrepoids, ou s'il faut se résoudre à n'y voir que maillons dans la chaîne pénale. Toute la question est alors de savoir si Foucault peut encore nous aider dans ce décryptage. Deux raisons, en bref, de s'interroger sur "Foucault et le droit" – l'une, liée à la compréhension interne de l'oeuvre, l'autre à l'élucidation d'une actualité. Raisons qui ne sont pas indépendantes : se demander ce qu'il en est du droit chez Foucault ; décaper, en quelque sorte, l'image tenace d'un Foucault ignorant du droit, ce pourrait être aussi un moyen de se demander ce qu'il en est du droit dans une actualité qui, de manière troublante, s'est mise à ressembler aux "fictions" foucaldiennes, sans même plus emprunter le masque que Foucault prétendait lui ôter. Je me propose ici de faire le point sur les critiques faites à Foucault au nom du droit ; puis, dans la discussion de ces critiques, de faire apparaître quelques lignes de force de l'analyse foucaldienne du droit – ou, parce que je serai sans doute amené à extrapoler quelque peu, de ce que pourrait être une réflexion sur le droit à partir de Foucault. Une remarque préliminaire s'impose. Je parle des critiques : il me semble en effet que, lorsqu'on prétend lire chez Foucault une ignorance du juridique, on fait en réalité référence à une série de reproches, qui se situent sur des registres assez différents : 1. La première critique concerne, de façon très générale, la manière dont Foucault refuse d'ordonner la réflexion philosophique à la reconnaissance préalable d'une différence entre les questions de fait et les questions de droit. Est ici en question la négation, par Foucault, du "quid juris ?" kantien ; négation qui trouverait ses effets les plus dévastateurs dans le champ où cette question a son lieu propre : savoir, la philosophie politique, comme lieu d'une réflexion sur la légitimité (en tant qu'elle se distingue de la simple existence d'un ordre social), sur l'obligation (en tant qu'elle se distingue de la force), sur l'autorité (en tant qu'elle se distingue du pouvoir). Foucault, on le sait, préfère l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique à la Critique de la raison pure – préférence qui le condamnerait à ne rien comprendre à la Doctrine du droit. 2. La seconde critique consiste plutôt à dénoncer, dans l'examen de l'objet historique que Foucault se donne, l'aveuglement envers le fait du droit : autrement dit, le fait que les règles et procédures juridiques ressortissent d'un domaine d'objets tout à fait particuliers, dont le mode d'être, la fonction et la relation aux autres aspects de l'expérience sociale impliquent que l'on ne puisse le dissoudre ou le démembrer. Foucault, en bref, aurait méconnu dans son analyse des sociétés l'autonomie et la spécificité du juridique, ainsi que leurs effets en retour sur les phénomènes qu'il prétend décrire ; 3. La dernière critique vise l'impossibilité, à partir des prémisses de la pensée de Foucault, de donner statut au sujet de droit, uploads/S4/ matthieu-potte-bonneville-michel-foucault-et-le-droit.pdf
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- Publié le Jui 20, 2021
- Catégorie Law / Droit
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